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support caché d’une fiction qui s’étale. Le paysage même est souvent imaginé plus que vu. L’Isolement mêle le paysage de Milly avec celui du lac du Bourget. Quand le poète nous parle du « vallon de son enfance, » c’est plutôt le vallon dauphinois cher à son ami Virieu, la vallée Ferouillat, qu’un coin de sa terre natale ; ou du moins les deux images se superposent, se fondent, comme deux visages semblables sur la même plaque photographique.

À lire les vingt-quatre ; poèmes de la première édition, ou les vingt-six de la deuxième, on n’y aperçoit qu’une femme, un homme ; une femme qui est morte ; un homme qui veut et qui va mourir. Mais, en réalité, plusieurs femmes ont inspiré ces vers qui expriment l’amour unique d’une vie. La recherche érudite n’a pas de peine à décomposer Elvire. Ici, elle est Mme Charles ; là, elle est la petite Napolitaine qui depuis s’est appelée Graziella ; ’ailleurs, elle est la « princesse » italienne dont le poète eut la tête tournée un moment en 1819 ; et peut-être, dans le vague vaporeux de certaine peine, entrevoit-on un quatrième profil de femme. Mais ces amours successives et éparses, c’est la biographie : la poésie ne connaît qu’Elvire ; son image est la seule qui existe dans l’âme du lecteur.

Lamartine, non plus, n’est pas tout seul dans les Méditations : la mélancolie du Vallon, où j’ai indiqué la dualité du paysage, est aussi bien celle de Virieu. Ce n’est ni lui tout entier ni lui exactement qu’on retrouve dans l’être idéal dont la représentation poétique est devant nous. Tantôt il force involontairement, par une accommodation sympathique aux lecteurs qu’il espère, la note de sa foi religieuse ou celle de sa foi légitimiste. Tantôt il se vieillit. « J’ai vécu », dit-il ; et il a trente ans, et il n’a fait que rêver, et il n’a pas encore commencé à vivre. Il prend une attitude, belle en effet et impressionnante, de sage désabusé, de penseur fatigué, qui a épuisé la philosophie et la science à chercher le mot de l’énigme du monde. Nous qui savons les occupations et les lectures de Lamartine, nous voyons la distance du jeune gentilhomme qui se rongeait d’ennui au fond de sa province, à cette grave figure d’un Faust ou d’un Manfred. Il avait beaucoup lu, certes, mais moins pour apprendre et pour comprendre que pour sentir.

Quand nous le regardons à travers sa correspondance, si sincère et si vivante, nous le trouvons plus fort, plus actif, plus