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eux-mêmes au milieu des nations, cette piété ardente où ils puisaient un réconfort contre l’adversité des siècles, et ce goût des choses de l’esprit qui s’allie si bizarrement en eux au plus vif sentiment des réalités de la terre ? Tout l’emplacement sur lequel la petite ville juive était bâtie était sa propriété. Il aurait pu la supprimer d’un coup, si tel avait été son désir ; mais au contraire, il l’agrandissait sans cesse de quelque pâturage, et l’on ne comptait pas les vaches et les chèvres dont il faisait don chaque année à la Communauté sainte. Aussi, toutes les fois qu’il y avait chez le Zadik une naissance ou bien un mariage, ce qui arrivait fréquemment, le Rabbin Miraculeux ne manquait jamais d’organiser pour lui une fête spéciale ; et le Comte, de son côté, ne laissait passer aucune occasion d’être agréable au vieillard, qui représentait à ses yeux quelque chose de grand et de noble, que toute la bizarrerie du personnage n’arrivait pas à cacher.

Le lendemain de la Fête des Arcs, Reb Mosché se fit conduire chez le vieux seigneur polonais. Après trois kilomètres franchis au grand galop, sa voiture arrivait à l’entrée d’un beau parc, devant une porte de bois assez monumentale et décorée dans ce goût asiatique qui est déjà celui de la Petite Russie. Les chevaux s’engagèrent dans une allée sablée, entre des chênes magnifiques qui s’écartaient çà et là pour laisser voir des clairières avec des pelouses et des massifs de fleurs printanières. Le château s’élevait au milieu d’un espace découvert, où les arbres, ni trop près ni trop loin, se tenaient à distance respectueuse comme de vieux serviteurs fidèles. Pareille à toutes les maisons seigneuriales d’Ukraine, c’était une bâtisse sans étage et fort longue, aux murs badigeonnés de bleu, avec un toit de tôle vernissée, étincelant de jaune et de vert. Une trentaine de fenêtres, de six mètres de haut, lui faisaient une très noble façade. Entre les fenêtres descendaient des gouttières de tôle peinte qui, par des gueules d’animaux fantastiques, se déversaient dans une douve creusée autour de la maison. Sans ralentir son allure, le cocher du Zadik arrêta d’un coup son landau devant le perron du logis. Un laquais en habit à la française introduisit fort dédaigneusement le fils du Rabbin Miraculeux dans une immense antichambre. Le Comte vint l’y chercher lui-même, et l’ayant conduit par la main dans le petit salon où il passait ses journées :