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jour de la Pentecôte, — et c’était dans quatre jours, — ils massacreraient tous les Juifs ! De ses propres yeux « le Soldat » les avait vus, sur le seuil de leur porte, en train d’aiguiser leur couteau ! Lui-même, en revenant sur la route, n’avait dû son salut qu’à la vitesse de son cheval et à son adresse de cavalier. Des paysans armés de fourches lui avaient barré le chemin. Mais n’aurait-il servi de rien d’avoir été cinq ans au service (il s’en vantait, le malheureux ! et personne à cette minute ne songeait à lui en vouloir !) s’il n’avait pas été capable d’enlever sa monture d’un vigoureux coup d’éperon et de sauter d’un bond par-dessus les têtes et les fourches !… Il racontait tout cela, « le Soldat, » du haut de son cheval, devant le perron du Zadik, au milieu d’un cercle effaré. Sa bête, énervée par la course, reniflait bruyamment, secouait sur les caftans l’écume de sa bourbe, faisait reculer les auditeurs et traçait autour d’elle un cercle respectueux de crainte.

Que faire ? Que devenir ? Opposer la violence à la violence, ne venait à l’esprit de personne. Se défendre, est-ce une façon raisonnable d’éviter les coups ? N’est-ce pas, au contraire, courir stupidement au-devant du danger ? Prier ? Mais dans l’excès de l’angoisse, la mémoire ne retrouvait plus les mots de la prière. Les yeux usés de veilles, fatigués de sommeil, mouillés de larmes, épuisés de jeûnes, ne pouvaient plus lire les saints livres. Le corps ne trouvait plus la force de se balancer selon le rite. Et, pour comble d’infortune, heure par heure, minute par minute, aussi imminente que le massacre, la fête de la Pentecôte approchait ! Impossible d’échapper au devoir de se réjouir, de danser, de chanter, de festoyer pendant deux fois vingt-quatre heures, pour célébrer le jour, glorieux entre les jours, où la Thora fut donnée à Israël. Et en attendant le moment de cette terrible allégresse, il fallait aller dans les champs cueillir le céleri et l’absinthe, en décorer les poutres des maisons et de la synagogue, pétrir les trente-six sortes de gâteaux qu’on doit manger ce jour-là, et préparer le festin de laitage, unique dans l’année, qui rappelle sans doute le temps où les douze tribus d’Israël étaient douze tribus de bergers… Alors, dans la Communauté sainte on vit cette chose inouïe : les femmes pleurer en tirant le lait de leurs brebis, et des larmes amères tomber dans la pâte des gâteaux faits pour la fête de la joie !