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donner enfin tous les signes de la joie la plus violente !

Pendant ce temps, le soir venait. On dit la prière de min’ha, puis celle de marew. On fit ensuite le troisième banquet qui dura jusqu’à minuit, et rien de suspect ne vint troubler la fin du premier soir de fête. Sur la campagne silencieuse régnait la paix de tous les jours. Loué soit Dieu ! pensaient les uns, c’est une journée de gagnée : les Cosaques auront le temps d’arriver ! D’autres, dont l’angoissa allait croissant, et ne voyant toujours pas revenir le Soldat, ne doutaient pas qu’il ne lui fût arrivé quoique malheur, et renonçaient à l’espoir d’un secours providentiel. D’autres enfin, — c’étaient les plus nombreux, — ne pouvant supporter cette attente intolérable, appelaient la mort au plus vite et le couteau des égorgeurs. Bref, dans ce Royaume de Dieu il n’y avait de paisibles, à cette heure, que ceux à qui l’Éternel avait accordé la grâce d’oublier dans le vin les choses de la terre, et qui ronflaient sous les tables.


IX. — L’HÉCATOMBE

Le lendemain, à dix heures du matin, les massacreurs n’avaient pas encore paru. On vit seulement arriver chez Rabbi Naftali les deux forçays que, chaque année, le Directeur de la prison de Kiew envoyait à Schwarzé Témé, afin de purger le village d’une centaine de ces chiens errants des bois qui, les chaleurs de l’été approchant, pouvaient devenir un danger, non certes pour la Communauté (qui n’intéressait personne), mais pour la contrée tout entière.

C’était là, chaque fois, un spectacle infernal, le massacre de ces chiens. Naturellement ennemis de la violence et du sang, les Juifs ne pouvaient pas comprendre qu’il y eût des êtres humains capables d’une pareille besogne. Fût-ce au prix de cent roubles, que dis-je ? fût-ce au prix d’un million, pas un fils d’Israël n’aurait voulu s’en charger. Et aujourd’hui, dans l’esprit de tout ce monde hanté d’effroyables visions, et qui, à tout instant, s’attendait à tomber sous le couteau des égorgeurs, la tuerie de ces bêtes revêtait, on l’imagine, une horreur particulière. À tous, elle leur apparaissait comme une imago que le Seigneur leur envoyait par avance du sort qui leur était réservé. On se répétait avec effroi les paroles que Reb Eliakoum.