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quelle hésitation impuissante à s’abîmer sur le sol ou à s’envoler dans l’espace, et aussi par ces longues toiles, ces trames presque immatérielles que les patientes araignées accrochent à tout ce qui est vieux, silencieux, inanimé, abandonné par la vie.

Dieu parfois jetait un regard sur ce sapin séculaire, chargé de moisissures et de ruines, et songeait avec tristesse : « Voilà donc ce qu’est devenu mon vieil arbre d’Israël ! Cet arbre que j’ai planté de mes mains dès les premiers jours du monde, et qui doit durer, je l’ai dit, jusqu’au dernier jour des siècles, est-il possible qu’il continue de végéter sur la terre en cet état pitoyable ?… » Et dans sa sollicitude Dieu se penchait davantage sur ses plaines de Pologne.

Chassés de tous les coins du monde, des Juifs, par milliers et par milliers, vivaient là dans un long exil, un long exil, un long hiver. Dos voûtés, poitrines creuses, mains fébriles toujours agitées, qui semblent avoir plus de dix doigts pour saisir et argumenter ; tout un peuple maigre, affamé, crispé, tordu, courbé en six sous le poids de sa destinée, qui pousse partout sa défroque, sa souquenille noire et boueuse, s’en va à longues enjambées du marché à la synagogue et de la synagogue au marché, à la chasse d’un maigre profit, s’arrête soudain, pris de frayeur, — une feuille est tombée, une mouche bourdonne, un chien hurle à la lune, — et puis reprend sa course, jetant les yeux à droite, à gauche, palpant de ses longs doigts déliés le visible et l’invisible ; tout un peuple vieux comme le monde, et qui, dans son orgueil d’être le peuple élu, a tellement ratiociné, ergoté, bavardé sur chaque parole de son Dieu et chaque cri de ses Prophètes, qu’en lui la lettre a tué l’esprit, étouffé l’élan du cœur sous les raisonnements des commentateurs de la Loi et les folles pratiques sans âme.

Dans leurs synagogues glacées et leurs yeschiba[1] innombrables, plus tristes qu’un champ d’hiver sous la neige, ils se penchaient toujours sur la sainte Thora[2], ces Juifs aux yeux ardents, aux joues creuses, — sur la sainte Thora pour laquelle on a tant souffert, tant gémi, tant couru à travers le vaste monde ! Mais les paroles du Seigneur ne resplendissaient plus de l’éclat d’autrefois, et semblaient s’être ternies dans les armoires des synagogues, derrière le rideau de velours brodé

  1. Ecoles talmudiques.
  2. Les cinq livres de Moïse.