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origines étrangères, mais du point de vue national, comme une ombre mortelle, peu à peu grandissante, et qui va passer sur l’Angleterre. Au centre de la rétine anglaise, faite de millions de cellules sensibles, une telle âme était comme le point où l’image atteint son plus haut degré de justesse et de précision.

Cette image d’épouvante, que si peu d’entre nous avions conçue avant que le fait ne l’imposât, on peut la voir naître, il y a vingt ans, chez Kipling, et puis se préciser, se charger aussi de pouvoirs d’émotion. On peut en suivre dans son œuvre lyrique l’obsédante croissance, depuis le premier soupçon jusqu’à la conviction passionnée, jusqu’à la certitude immédiate et visionnaire. C’est alors qu’il dénonce les péchés de son peuple, qu’il lui annonce son péril et lui interprète les signes et les leçons. Et l’accent suffit : avant que les prédictions soient accomplies, le poète apparaît déjà comme prophète.


VI
LA PROPHÉTIE DE LA GUERRE

Ce fut bien la vigilance et la divination de l’amour.

Dès 1890, il a parlé de la grande épreuve où se décidera le destin des Anglais. Nous avons vu cette inquiétude l’inciter à prêcher l’Empire, l’alliance entre les peuples frères, « afin qu’au jour d’Armageddon, la dernière de toutes les grandes guerres, — la Maison se tienne toute, et que n’en croulent point les piliers. » Aujourd’hui, ce mot d’Armageddon, que toute l’Angleterre a répété depuis 1914, porte un sens plus immédiat et tragique qu’il y a trente ans. Kipling, en l’écrivant, songeait-il déjà à l’Allemagne ? Un poème de la même année dit bien sa méfiance du jeune Kaiser, dont le projet de législation internationale du travail lui semble dirigé contre les industries d’Angleterre[1]. Plus probablement, il pense alors à la Russie, qui passe en 1890 pour menacer l’Inde et puis tout l’occident de l’Europe : — on se rappelle qu’à l’école il apprenait le russe afin de surveiller un jour ce danger, et, vers 1885, aux bureaux du Pioneer, c’est lui qui dépouillait la Novoe Vremya. De toute façon, il se dit que de jeunes, avides nations

  1. An Impérial Rescript.