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Sur les ruines de nos digues, devant le ravage de la mer, — nous répétons : ici furent les digues que nous ont faites nos pères, pour notre profit, pour notre bien-être ; — mais finie la paix, fini le profit, finie la sécurité du jour… — et nos propres maisons nous apparaissent étranges quand nous y revenons à l’aube !


Il a fallu la guerre pour que l’on comprenne, je ne dis pas l’idée de ces strophes, — elle était assez claire, — mais tout ce qu’en signifient certaines images, et le fiévreux émoi qui s’y traduit. Onze années avant le premier coup de canon, Kipling a vraiment deviné, perçu d’avance une sensation que nul n’imaginait alors, celle qui fut la nôtre, à la fin d’août 1914, lorsque, la ruée allemande déferlant jusqu’à dix lieues de Paris, nous attendions les premières volées d’obus. Alors, vraiment, regardant nos maisons de Paris, nos grises maisons de six et sept étages, qui pouvaient commencer de crouler le lendemain, il nous semblait un peu, étrangement, les voir pour la première fois. Les choses familières, notre monde autour de nous, nous présentaient un sens, un aspect nouveaux, depuis que nous concevions, par une expérience immédiate, que ce monde, notre réalité française, si difficile à nous représenter directement, tant elle est le fondement même de notre être, pouvait s’abîmer dans les explosions et les flammes. Une autre image n’est pas moins saisissante, et le pressentiment dont elle jaillit est si fort, que c’est presque dans un cri qu’elle se produit. Peut-être avons-nous déjà tué nos fils ! Quel mot dans la bouche d’un père dont l’enfant était déjà prédestiné !

« Nous, » ici, c’est une Angleterre qui refuse d’ouvrir les yeux, de quitter ses jeux, ses affaires, ses querelles intestines, pour préparer ses défenses, ses armes, sa force, dont la seule vue, nous le savons aujourd’hui, et le poète le savait, il y a quinze ans, pouvait prévenir la catastrophe en décourageant la convoitise excitée par l’espoir d’une facile proie. Voilà l’idée qui revient dans ces autres grands poèmes de 1902, La Leçon, Les Vieillards, Les Réformateurs, Les Insulaires, — avec quelle passion concentrée, quel accent de certitude inspirée, nous l’avons déjà entendu. La « Leçon » dont il s’agit alors de profiter, ç’a été la guerre du Transvaal, « châtiment de notre faute et de notre très grande faute ; » — les Vieillards, ce sont ceux-là a qui se croient vivants quand ils sont morts… qui ne veulent