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humanitaires ; en raison de son « génie incohérent, » on l’avait surnommé « le Jean-Jacques du clergé. » Sa charité et sa philanthropie ne se ralentirent jamais, ce qui ne l’empêcha pas, après thermidor, d’être traduit devant le tribunal révolutionnaire, qui le renvoya absous, et gratifié d’un satisfecit. Mais ayant abdiqué sa dignité et se trouvant sans ressources, il se fixa à Paris et obtint un emploi à la bibliothèque de l’Arsenal.

L’ex-évêque de l’Ardèche vivait donc parmi les Livres et les savants, satisfait de son sort ; mais, en dépit de sa déchéance, il était resté gentilhomme et bon Français. La pensée que ce petit Duc de Normandie, qu’il avait vu à la Cour et dont la naissance lui inspira jadis un mandement éloquent, était mort dans l’isolement, usé, à dix ans, par la misère et le manque de soins, troubla le prélat dévoyé au point que sa conscience fut hantée d’une sorte de remords. Dans ce cœur, libéré du passé, le Roi rentrait avant Dieu. Soit que Savine se refusât à croire possible cette fin misérable, soit que sa perspicacité jugeât suspectes les précautions affectées pour la publier en la dissimulant, il entreprit une enquête personnelle et, grâce aux relations que sa vie mouvementée n’avait pu manquer de lui créer dans tous les mondes, il parvint à interroger les chirurgiens que le Comité de Sûreté générale avait chargés de l’autopsie du prisonnier du Temple : ils ne lui cachèrent point « qu’ils avaient bien ouvert le cadavre d’un enfant, mais qu’ils n’avaient pas reconnu cet enfant pour être le fils du ci-devant roi Louis XVI. »

Il ne se contenta pas évidemment de ce seul renseignement et dut recueillir d’autres informations, car sa conviction était faite lorsque, dans l’automne de 1798, il apprit, — peut-être par l’avis inséré dans les journaux sur l’ordre du ministre, — que la prison de Châlons détenait un enfant dont l’âge, — treize ans, — correspondait à la date de la naissance du prince et dont le signalement s’accordait avec les portraits et les descriptions de la personne du jeune roi. Bientôt Savine renonce à son emploi de bibliothécaire ; il court à Châlons, se présente au détenu, reconnaît en lui immédiatement et sans hésitations le Dauphin survivant. Il s’érige sur-le-champ en conseiller : à lui seul, semble-t-il, les initiés Châlonnais doivent de comprendre que le prince ne peut, sans s’exposer à de nouvelles tortures, revendiquer son auguste nom ; celui