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un troupeau dans la grande plaine ukrainienne. Un peu à l’écart des isbas, une longue rue, ou plutôt une piste assez large, bordée à droite et à gauche de maisons sans étage, aux toitures de tôle peinte en jaune, en vert ou en bleu. Entre cette rue et le troupeau des isbas, une mare presque desséchée l’été, et qui, dès le premier jour de l’automne jusqu’au dernier jour du printemps, devient si large et si profonde qu’il faut retirer avec des cordes les charrettes qui s’y embourbent jusqu’au-dessus des essieux. Mais, en vérité, cette mare n’est point une mare comme les autres ! C’est une mer, un océan qui sépare deux univers : ici, des paysans, là des Juifs. Deux mondes également perdus dans cette immensité, couverte, suivant la saison, de moissons ou de neige ; deux mondes qui, du lever au coucher du soleil, de la naissance à la mort, n’ont tout au long de l’existence ni un geste pareil, ni une pensée, ni un sentiment communs.

Pour les paysans des isbas, les Juifs qui habitent les maisons de tôle peinte, n’ont été créés et mis au monde que pour leur acheter du blé et le revendre aux gros marchands de Smiara ou de Kiew, fabriquer des touloupes et des bottes, leur fournir les quelques denrées nécessaires à la vie, et tenir le cabaret où ils s’enivrent le dimanche. Pour les Juifs, les paysans n’ont été créés et mis au monde que pour leur vendre du blé, leur acheter bottes et touloupes et autres marchandises, et dépenser leur argent au cabaret. À ce compte, on peut fort bien s’entendre ; et quand, de part et d’autre, le mépris est sans borne, la haine devient sans raison. Même il finit par s’établir entre les d’eux parties une sorte d’entente, d’inimitié paisible, moins orageuse que ces relations familières, sans cesse traversées de brouilles et de réconciliations, qui sont le lot ordinaire de l’existence campagnarde.

Peu de villages sont plus plaisants que ces villages d’Ukraine au printemps. Aussi loin que va le regard, la plaine n’est que fleurs et que blé. Çà et là, quelques masses de bois sombres interrompent à peine l’immense monotonie verdoyante et diaprée, où mûrit, pour toute l’Europe, l’incomparable moisson, mais où les fleurs, elles, ne poussent que pour la joie des gens d’ici. Les isbas sont comme assaillies par tout ce blé, toutes ces fleurs, dont le flot ondulant sous le moindre souffle de l’air menace de les submerger. Le chaume se souvient d’avoir été