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poussait son récit à la caricature, avec ces nuances de malice que seul un Juif sait trouver en parlant d’autres Juifs. Et tout en l’écoutant, le vieux seigneur se disait à part lui : « Encore un Juif qui se renie ! et qui dit devant un Chrétien des choses que certainement il oserait à peine penser au milieu de ses coreligionnaires. » En quoi il se trompait, car les Juifs ont entre eux, lorsqu’il s’agit de se railler eux-mêmes, une liberté sans borne.

— Ainsi, vous le voyez, Pani, poursuivait Iieb Mosché, comme je vous le disais tout à l’heure, les Cosaques n’ont rien fait de répréhensible chez nous. Mais ils sont là ! Et pour un Juif tout ce que peut faire un Cosaque est une abomination et le blesse jusqu’au fond du cœur. Aussi, toute la Communauté m’envoie vous supplier avec des larmes de lui rendre la tranquillité d’autrefois et de la délivrer des cavaliers du Tsar.

— Ce qui sera plus facile, je pense. que de les faire venir, conclut le Comte, fort satisfait lui-même de les voir partir bientôt, car il en avait assez, le vieux seigneur polonais, de déjeuner et de dîner tous les jours en tête à tête avec un commandant de Cosaques !


Cependant trois jours passèrent. Les Cosaques étaient toujours là, et plus que jamais les danses, les chansons et l’accordéon faisaient rage dans la cour du Rabbin Miraculeux. On ne s’abordait plus qu’en disant : « Que font-ils donc à Kiew ? Qu’attendent-ils pour rappeler ces maudits ? » Car si habitués que fussent les gens de Schwarzé Témé à être rebutés par les fonctionnaires russes, ils ne pouvaient se faire à l’idée que leur Communauté n’était pas le centre du monde, et qu’à cette heure toutes les pensées, tous les regards du Gouvernement n’étaient pas braqués sur l’enclos du Rabbin Miraculeux.

Quant aux Cosaques, ils continuaient de se trouver enchantés de leur séjour chez les Juifs. La nourriture et la boisson étaient également abondantes ; et s’il n’y avait plus aujourd’hui que les gamins du village pour jeter sous les pieds de leurs chevaux quelque menue monnaie de cuivre, en revanche ils n’avaient qu’à se féliciter du succès toujours plus vif de leur musique et de leurs danses près des Chrétiennes du village. Aucun d’eux n’était pressé de rentrer à la caserne, ou de s’en aller ailleurs donner des verges aux paysans.