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tschivot[1], coude à coude, usure contre usure, les vieux caftans se pressent, et la vieille barbe jamais coupée frôle le visage de l’enfant… Le Grand Usurier Reb Alter s’en va de groupe en groupe, car c’est l’heure où il fait rentrer les sommes que ses débiteurs lui doivent. Inutile de vous approcher pour savoir ce qu’il raconte à Rabbi Jehuda, auquel il a prêté deux cents roubles, il y a trois mois, à son taux ordinaire, vous le connaissez, vingt pour cent : « Me prenez-vous pour un Crésus ? Voyons ! est-ce que je puis vous faire cadeau de deux cents roubles ? Comment voulez-vous que je vive, si vous cessez de me payer ? Je ne puis pas être voiturier, moi, ni fabricant de bottes, moi, ni marchand, ni artisan, moi ! .. » Et Rabbi Jéhuda est, en effet, bien forcé de convenir qu’un homme de la science et de la piété de Reb Alter, qui a étudié des années et des années, en qualité de « gendre » chez son beau-père Reb Jeshaia, le drapier, (que la paix soit avec lui ! ) et qui a eu l’insigne honneur d’être choisi par le Zadik en personne comme précepteur de ses enfants, oui, Rabbi Jehuda, à moins d’avoir perdu tout bon sens, est bien forcé de convenir qu’un tel homme, avec un pareil savoir et une pareille piété, ne peut avoir qu’un métier, le métier d’usurier, et encore d’usurier pour Juifs, car un si pieux personnage saurait-il jamais discuter avec un grossier paysan et seulement lui adresser la parole ? .. Et Reb Alter, de sa voix persuasive, continue d’expliquer à Rabi Jehuda que son unique but dans la vie est d’être utile à ses semblables, qu’il ne fait point d’usure, mais demande simplement sa petite part des bénéfices dans les affaires où son argent travaille, — bien que, cela va sans dire, il n’entende jamais, en aucune façon, participer aux pertes, ni qu’il s’inquiète de savoir s’il y a seulement des bénéfices. Et, voyez, Reb Jehuda sent tellement la vérité des paroles de Reb Aller qu’il s’exécute et qu’il paye. Et ces façons amènes et courtoises ne valent-elles pas mieux mille fois que les cris et les emportements de Reb Hayem, le Petit Usurier (non certes un ignorant lui non plus) mais d’une sordide avarice et toujours bouillant de colère, et qui, là-bas, pour trois méchants roubles qu’on lui doit, ébranle toute la synagogue de ses vociférations, et se fait traiter de vampire et de honte du

  1. Livres de piété.