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était la limitation des cadres où on pouvait puiser le personnel dirigeant et, par suite, la limitation du développement de tous les organes politiques et administratifs. On a aujourd’hui de la peine à comprendre pourquoi Rome, même à l’apogée de sa puissance, hésita si souvent à étendre ses conquêtes et à agrandir son Empire. Mais une aristocratie est un corps fermé, qui ne s’improvisa ni ne se développe à volonté, comme peut s’improviser et se développer une bureaucratie recrutée dans toutes les classas et dans toutes les nations ; c’est pourquoi Rome dut veiller toujours à ne pris étendre l’Empire de telle sorte que le nombre d’administrateurs et d’officiers supérieurs que pouvait fournir son aristocratie, devint insuffisant ; et c’est également pourquoi elle s’efforça toujours d’administrer l’Empire avec le moins de fonctionnaires possible. Bien que nous ne puissions citer de chiffres précis, il résulte indirectement de tout ce que nous savons sur l’histoire intérieure et extérieure de l’Empire, que les cadres de l’administration romaine furent relativement restreints jusqu’à la fin de la dynastie des Antonins. Administrer avec le minimum de fonctionnaires fut la règle constante du gouvernement impérial, justement parce qu’il était un gouvernement aristocratique.

A l’époque dont nous parlons, le christianisme avait déjà porté, dans le domaine idéal, un coup mortel à l’organisation aristocratique de la civilisation antique, en affirmant que tous les hommes, étant tous fils du même Dieu, sont tous égaux devant lui. La doctrine de l’égalité morale des hommes avait été déjà énoncée par quelques grands philosophes de l’antiquité ; mais seul le christianisme réussit à la faire pénétrer dans la conscience universelle, en détruisant ainsi jusqu’en ses fondements le véritable gouvernement aristocratique, et créant la démocratie moderne. Dès que le principe selon lequel les hommes seraient moralement non égaux, mais inégaux, fut détruit dans la conscience des masses, l’aristocratie put être encore une convention sociale, acceptée à certaines époques par convenance ; elle cessa d’être une forme organique et presque sacrée de la société civile, comme elle l’avait été dans l’antiquité. Ce qui explique pourquoi dans le monde chrétien et musulman les gouvernements aristocratiques ont toujours été faibles et doivent être considérés comme des imitations bien pâles des vraies et grandes aristocraties du monde antique.