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quelque activité ménagère ou mondaine, elle répondait avec dédain, dans son rude patois corse : « Je suis fille de rois. » Et si profonde que fût son ignorance, elle savait cependant citer en latin la fière devise des empereurs de Constantinople, ses ancêtres : Fama manet, fortuna periit.

Son mari occupait dans l’armée le grade de colonel. À la Révolution, il démissionna et elle le suivit en Espagne où il alla s’établir. Elle vécut là comme elle avait fait en Corse, ou plutôt, comme en Corse, refusa de vivre, rêveuse et toute repliée sur l’inutile orgueil de ses souvenirs. Elle ne sut jamais tenir une aiguille. Plus tard, les années ayant passé, quand sa petite fille, jouant sous ses yeux, faisait à sa robe quelque déchirure, et redoutait d’être grondée, elle lui disait bien vite : « Ne pleure pasl » Alors, prenant le vêtement endommagé, elle réunissait les lambeaux de l’étoffe, les tordait du bout des doigts et nouait tout autour un fil très serré. Et puis, avec des ciseaux, bien au ras pour que ce fût bien propre, elle coupait tout ce qui dépassait de cette ligature… Naturellement, une minute plus tard, l’enfant ayant repris ses jeux, le fil se détachait et l’on voyait s’élargir le trou énorme par lequel avait été remplacé le tout petit accroc. Le désastre désormais était irréparable. Mais Mme Panoria, — fille de rois, et même d’empereurs, — ne sut jamais d’une autre façon pratiquer l’art de la couture.


Cette petite fille dont la robe quelquefois fut déchiquetée si magistralement, était la grand’mère d’André Corthis. Et cette grand’mère connut à son tour des heures qui devaient laisser de bien curieux souvenirs.

Elle passa toute sa première jeunesse à Barcelone, dans une vieille demeure aux cours profondes, aux fenêtres grillées, touchant à l’ancien palais de l’Inquisition. Deux femmes la servaient, la coiffaient, l’habillaient. Une duègne en mantille la conduisait à l’église. Mais elle n’était point, comme « la Panoria, » dédaigneusement insouciante des choses de l’esprit, et, en fait de lectures, dévorait sans contrôle tout ce qui lui tombait sous la main. Le temps du romantisme n’était point passé encore, et elle goûtait éperdumont, dans les livres qui franchissaient la frontière, ces rêves emportés, cette langueur magnifique. Elle montait à cheval, coupait les cheveux de ses jeunes frères « aux