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appuyé sur le coude gauche, il a développé quelques phrases flexibles et cadencées, dignes guirlandes au tombeau de Lemaître. Il a suivi ensuite la jeunesse de M. Henry Bordeaux. Mais les poètes sont toujours prodigues de surprises. A peine M. de Régnier avait-il accompagné son personnage jusqu’à la vingtième année, qu’il a changé subitement de route, et maintenant étendu sur son coude droit, il s’est mis à remonter le cours du temps au lieu de le descendre. Cette marche arrière l’a promptement mené à la naissance de M. Bordeaux. Il ne s’y est qu’à peine arrêté, et fendant l’océan des âges, il est arrivé aux générations antérieures. Là, il a pris haleine, et il a bu un verre d’eau sucrée. Après quoi, il s’est laissé redescendre au fil des eaux, saluant d’une approbation au passage la vie du récipiendaire et les ouvrages où elle se reflétait.

M. Bordeaux avait porté son premier roman, le Pays natal, à Brunetière, qui convoqua, après quelques mois, le jeune auteur dans son cabinet. M. de Régnier a fait de l’entrevue une comédie achevée, qu’il a détaillée avec un sérieux réjouissant, « Il vous accueillit comme il savait accueillir, avec un savoureux mélange de courtoisie et d’autorité. Il vous annonça que votre roman était reçu ; après quoi, il en entreprit la critique non sans une certaine rudesse, si bien que vous commenciez à vous demander comment il l’eût traité s’il l’avait refusé… Vous en étiez là quand brusquement, Brunetière passa à l’éloge. Il vous défendait comme si un autre vous eût attaqué, et vous cherchiez des yeux ce contradicteur qui tout à l’heure parlait haut et que maintenant on réduisait au silence… » Les rires ont accueilli cette scène. M. de Régnier a passé ensuite à l’analyse des romans, qu’il a heureusement définis en disant que l’auteur avait substitué au roman dans l’espace le roman dans le temps, l’histoire des générations qui se succèdent.

Tout cela formait un bel et clair ensemble que M. de Régnier a résumé d’une phrase nette comme une médaille. « L’Académie, a-t-il dit, a choisi en vous un homme de lettres à qui il ne m’a pas semblé pouvoir mieux souhaiter la bienvenue qu’en rappelant devant lui sa vie laborieuse et probe d’écrivain. Un Lemaître en eût fait un récit plus nuancé, mais qu’importe si, au moins, j’en ai bien fait sentir, monsieur, la droiture et la dignité. »


Henry Bidou.