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Richelieu et de la Troisième République rien n’échappe décidément d’un siècle complexe, qu’il soit le XVe après le XVIIe ou le XIXe. Son esprit curieux est allé interroger soldats et prêtres, poètes et professeurs, princes et paysans ; il est venu s’agenouiller aux pèlerinages populaires, heurter à la porte des Universités, s’ingérer dans les intrigues de la diplomatie à travers toute la Chrétienté ; il a, pour comprendre Jeanne avant de l’expliquer, scruté les masses les plus profondes et les âmes les plus fermées. Et tout un âge s’est ainsi dressé devant nous, — rattaché aux âges précédents et aux âges suivants ; car là encore, c’est l’éternelle France qu’il entend regarder vivre, agir, négocier, prier, combattre, fléchir et se relever. Et tandis que, traitant d’un Thiers et d’un Gambetta, d’un Grévy ou d’un Ferry, qu’il a connus, il a su rester historien scrupuleux, traitant d’un Charles VII et d’un Philippe de Bourgogne, d’un Bedford ou d’un Regnault de Chartres, il se fait leur contemporain. Quelqu’un m’a dit, après avoir lu sa Jeanne d’Arc : « Il était là. Ne me dites pas qu’il n’a pas connu ces gens-là. »

Il est là. C’est sa grande qualité. Se passionnant pour les personnages qu’il appelle à lui, il les aime et les déteste, les admire et les méprise ; surtout, il vit de leur vie et sent toutes leurs passions. Et comme, entre deux grandes entreprises historiques, il n’a cessé, en de rapides études, d’aborder tous les siècles, — et jusqu’au XXe avec l’Histoire de la Guerre de 1914 et les conditions même du traité de Versailles de 1919, — comme il a lu tout ce qui lui paraissait digne d’être lu, et que, ayant lu un ouvrage, il semble toujours, à l’entendre en parler, qu’il l’ait écrit, il est parvenu à vivre toute notre histoire. L’illusion est telle qu’elle lui impose parfois des formules qui, à des ignorants et à des sots, paraissent bien singulières. Je me rappelle qu’interrogé par un de ses successeurs aux Affaires étrangères : « Connaissez-vous bien notre ambassadeur à X… ? » il répondit « Si je le connais ! Je le connais depuis deux cent soixante-dix ans. Il était déjà au Congrès de Westphalie et s’appelait Servien. » Ce qui effara à ce point le ministre qu’il s’en allait disant : « Mon prédécesseur Hanotaux a le délire. » Il a tout simplement ce don de vision et qui faisait dire devant moi à un autre grand historien : « Bonne journée, hier. J’ai diné dans la tente de l’Empereur ! »