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résolument tourné à la bouffonnerie, cependant que frère Laurent évoque cette religion que servait le curé de Meudon et qui est la religion de la nature. Les scènes sont ingénieusement découpées. La versification de M. André Rivoire est souple et souvent brillante : un morceau, la délicieuse fantaisie sur la reine Mab, ne va faire qu’un saut de la scène dans les anthologies. Tout cela, heureusement fondu, harmonieux, élégant, aimable, adapté au goût français et au goût de l’année 1920.

Cet éloge, que j’adresse en toute sincérité à M. André Rivoire, enferme une part de critique. En intitulant sa pièce Juliette et Roméo, M. Rivoire a voulu signifier qu’il ne se bornait pas au rôle de fidèle copiste. Il a eu soin de nous avertir que, s’il a beaucoup retenu de Shakspeare, il n’a pas laissé de faire quelque emprunt à Luigi da Porto. J’estime qu’il a eu tort. À quoi bon exhumer l’antique nouvelle qui ne fut jamais qu’une ébauche et ne vaut que pour avoir servi de thème initial au drame shakspearien ? Pourquoi ressusciter ce mort qu’un grand poète a tué ? Nous savons très bien par quelle lente élaboration s’est préparé, avant Shakspeare, le drame de Shakspeare. C’est l’habituelle genèse des chefs-d’œuvre. Une légende court. Un curieux de lettres la recueille et l’appelle à la vie de l’art. C’est ici ! e rôle d’initiateur qui appartient à Luigi da Porto. Puis commence la série des amplifications. Un fameux conteur, Bandetto, s’empare du sujet qui est dans 1 air et l’habille à sa guise, l’honnête Pierre Boisteau lui-même, l’adaptateur français, y ajoute de son cru. Voilà réunis tous les matériaux qu’utilisera Shakspeare : rien n’y manque, et le fait est qu’il n’y ajoutera rien, sauf pourtant son génie. Mais alors l’évolution est terminée. Le destin des êtres adoptés par le poète est immuable. Désormais la vérité poétique est fixée, et elle vaut autant que la vérité historique. Il n’est pas bien sûr qu’aucune Juliette ait jamais habité la maison qu’on désigne pour avoir été la sienne, et peut-être jamais nul vivant n’a-t-il rencontré aucun Roméo, dans les rues de Vérone. Mais c’est un fait que Roméo s’est empoisonné au tombeau de Juliette et qu’à l’instant où Juliette a rouvert les yeux, son amant s’était endormi de cet autre sommeil, dont on ne se réveille pas ; — comme c’en est un que Manon est morte à la Louisiane et Virginie dans le naufrage du Saint-Géran. Nous n’y pouvons rien. Imaginer, comme l’avait déjà fait Garrick et toujours d’après Luigi da Porto, que Juliette se réveille auprès de Roméo expirant, et prêter aux amants de Vérone un suprême dialogue, c’est aller contre ce que nous savons tous de science