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de famille tout court. Il a repris sa place dans son ordre natal. Et on le respecte. Il a deux bateaux, dont une grande péniche, l’Espoir-en-Dieu, pour faire le sablier en hiver, et il emploie un homme. Dur métier. Il faut trimer jusqu’aux Glénans, à douze milles en mer, y passer la nuit à charger du sable, dans un mouillage qui n’est pas sûr, et puis rentrer par temps bouché, le plus souvent, de novembre à la fin de mars, à l’époque où les vents sont « lourds. » Et alors, remonter les cinq lieues de rivière, pour aller vendre à la ville, quinze ou dix-huit francs, sa batelée de sable. On dort au fond du bateau, en se relayant.

— C’est vrai, j’ai maigri ; mais je suis plus fort, tout de même, et j’ai pas tant de mal à me lever sur les bras.

Voilà le rude et monotone labeur où l’homme, seul sur la mer, avec son compagnon, toujours le même, prend l’habitude du silence, où la figure se tanne et se fixe en un sérieux définitif, perd vite sa jeunesse, — le front, les yeux se plissant dans l’effort pour regarder à travers le soleil et la brume, la peau se brûlant au sel des embruns.

Il ne se plaint pas : il est marié, il a trois enfants.

— Ça fait de la misère, trois enfants, si on ne travaille pas. J’ai mes bras, et y a toujours du sable, aux îles. Et puis y a des pommes de terre dans le champ, et le poisson n’est pas cher, ici, — même que, souvent, y a pas besoin d’en acheter. En rentrant des Glénans, je mets les lignes dehors : c’est vite fait de ramasser une douzaine de lieus ou de maquereaux.

Un seul plaisir : le débit. Il n’est pas facile d’en détourner l’homme qui rentre transi, raidi, après une journée ou une nuit en mer, quand ça crachine ou que ça « mouille. » Six sous d’eau-de-vie (« de fantaisie »), c’est assez pour rompre la monotonie de l’existence, mettre du soleil dans le cœur et sur les choses. Mais il ne boit pas tous les jours. « Je sais me réserver, » dit-il. Il n’est pas, non plus, de ces Bretons que saisit, après des semaines d’abstinence, l’irrésistible besoin d’une bordée, et qu’on voit « saouls perdus » pendant deux jours. Simplement, le dimanche, après vêpres, quelquefois en semaine, quand il rentre de la ville, avec l’argent de son sable en poche, il va faire un tour au débit avec les camarades. Gravement, sans beaucoup parler, on s’enfile quelque chose de raide, et qui vous cale. On s’essuie la bouche d’un revers de main, en