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ENTRE DEUX JARDINS

I

Je pouvais avoir deux ans quand ma mère m’amena vivre chez mes grands-parents dans une petite vieille maison derrière le Trocadéro, entre deux jardins. On y arrivait par une allée de marronniers qui s’élargissait en une cour plantée d’arbres ; il y avait surtout une aubépine rose, qui se trouve en fleurs dans tous mes souvenirs ; ce n’était pourtant pas toujours le printemps ; mais tout prenait pour moi plus de valeur et de force à l’époque où le Mai tendait sas bras épineux et roses et où les marronniers étalaient, sur leurs plateaux verts, leurs pyramides de fleurettes frisées. Donc, l’aubépine au tronc noueux dominait les quelques marches qui montaient à une vilaine porte vitrée, et la fenêtre de la cuisine toujours ornée d’un chat ; elle ombrageait un petit couloir resserré entre la maison et un mur tapissé d’un maigre lierre et de toiles d’araignées. Il était clos par un portillon de treillage vert, de ce treillage qui enferme si joliment à Versailles les secrets bien gardés des petites nymphes et des satyres qui se moquent de nous sous leur fard de mousse. Mais ma barrière verte était laide, tout simplement ; soigneusement fermée à clef, elle ne s’ouvrait guère que pour le charbonnier ; ce jour-là, on voyait, derrière la vitre de la cuisine, bonne maman attentive, ses lunettes sur son nez droit de déesse grecque ; un crayon sévère à la main, elle marquait d’un trait noir sur un papier le passage de chaque sac de charbon, pour être sûre d’avoir son compte ; elle comptait aussi le sucre et dispensait parcimonieusement la bougie. Le charbonnier noircissait le couloir qui était pauvre de gravier ; mais il était fertile en courants d’air et ne voyait jamais le soleil ;