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plus supporter que personne le joue, sans hausser les épaules.

Chopin n’est pas un musicien accessible à tous et à tous les temps. Ce fut le musicien d’une époque, de certaines femmes, de certaines vies. Ce fut votre musicien, maman, et si vous ne jouiez pas toutes ses notes (parce qu’il en mettait vraiment beaucoup), vous ne manquiez aucun de ses cris, aucune de ses intentions ; toutes ses douleurs renaissaient sous vos doigts ; et tous ses paysages passionnés, toutes ses âmes différentes, vous les faisiez défiler.

Vous me disiez que, jeune fille, c’était votre terreur de jouer sur certain chaudron d’une amie de bonne maman, et qu’un soir, Gounod étant venu, y joua à son tour et fit du chaudron un orchestre ! C’était exactement ce que vous faisiez du piano de mes gammes et de mes exercices ; et vous me surexcitiez tellement les nerfs, qu’au moment où vous jouiez le mieux, il fallait absolument que j’aille faire au jardin quelque sottise pour me remettre d’aplomb !

.Mais il faut que chacun sache, maman, qu’un jour, a ce même piano, vous me cassâtes une règle sur le dos !

La voyez-vous encore, cette petite règle noire ? Fatiguée de tant parler, vous l’aviez choisie pour transmettre vos observations à mes doigts désobéissants ; de là, elle grimpa sur mes épaules, et, un beau matin, elle s’y brisa, dégoûtée du rôle désobligeant que vous lui faisiez jouer !

Oh ! je sais bien que vous prîtes le ciel et la terre à témoin (la terre surtout) que cette règle était pourrie ! Et moi, j’allais de mon côté, montrant à tous les deux morceaux que mon épaule avait séparés à jamais et qui étaient la preuve de mon martyre musical.

Certes, je n’eus pas le triomphe modeste et il y entra beaucoup de malice ; vous le saviez bien, maman ; et vous savez aussi que si je le raconte aujourd’hui, c’est une manière comme une autre de baiser tendrement votre chère mémoire.


MARIE PERRENS.