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casernes, une autre éducation militaire, une autre formation de l’officier, une autre façon de préparer la terrible guerre qu’il prévoyait. Il avait dans l’intimité des gaités d’enfant et une cordialité exquise. Très instruit, il continuait partout de s’instruire, piochant l’anglais et l’allemand, lisant les revues italiennes, se tenant au courant de tout au milieu de sa besogne d’enfer et d’un personnel de plantons et de secrétaires dressés à travailler en silence jusqu’à une heure avancée de la nuit. Chaque jour, avant son diner, il s’imposait une promenade d’une heure où il n’était pas permis de prononcer un mot de service. Il causait de sa dernière lecture : un roman de d’Annunzio, l’Autobiographie de Stuart Mill. C’était ce qu’il appelait « son bain de cerveau. » et avec tout cela un fond de tristesse que n’expliquent pas seulement ses tracas et la peur que le gouvernement ne gâchât son œuvre ce fond de tristesse qu’on devine chez tous les grands réalisateurs, les grands manieurs d’hommes, qui voient reculer sans cesse les limites de leur ambition et désespèrent de jamais les atteindre. « Il faut se figurer qu’on s’amuse, écrivait-il, que l’on fait des choses utiles. »

Qu’un tel homme ait « empoigné » et presque fanatisé Lyautey, on le comprend d’autant mieux qu’en traçant d’après lui le portrait de Gallieni, il me semble que j’ai tracé le sien. Il n’y est pas tout entier, mais les principaux traits y sont : mêmes antipathies, mêmes dégoûts, même conception du rôle social de l’officier, même amour de l’aventure et de la gloire. Toutes les aspirations qui remuaient son âme reçurent une forme concrète de Gallieni. Il apportait en Indo-Chine, plus ou moins conscientes, la passion des affaires et du pouvoir, l’ambition de faire une œuvre durable, de s’ouvrir un chemin à coup de hache, d’inscrire son nom « aux origines de quelque chose. » Presque au débarqué, il rencontre l’homme « dans les yeux duquel des milliers d’yeux cherchaient l’ordre, à la voix duquel des routes s’ouvraient, des pays se repeuplaient, des villes surgissaient. » Donc ce que j’ai rêvé, Seigneur, existait bien ! Le jour où, à Madagascar, il tracera sur le sol le plan de sa première ville, il se rappellera l’Urbs condita des Romains et ses premières conversations avec Gallieni qui le captivait « en lui disant sa vie de légionnaire de César. »

Mais il se distingue de Gallieni par les séductions de sa nature, mélange original de réflexion et d’impétuosité, de