Oh ! l’horreur de l’hiver, où maman me faisait descendre dans l’intérieur ! Je l’avoue, je n’aimais pas cette promiscuité avec les gens mal mis, et sentant mauvais, et crachant par terre ; j’accusais maman de manquer d’odorat ; elle me répondait, bien que je n’eusse que six ou sept ans, cette phrase qu’on ne dit jamais aux petits garçons, et qu’on dit toujours aux petites filles, au risque de leur fausser à jamais le sens de la via et le vrai rôle qu’y jouera l’homme : « Tu feras comme tu voudras quand tu seras mariée. »
Une seule fois, je vis monter sur ce bateau, à la Concorda (diable de ponton, avec son escalier à claire voie à pic au-dessus du fleuve), une charmante femme que je n’ai pas pu oublier, tant elle tranchait sur la société habituelle du pont ! Elle portait une robe de flanelle blanche rayée de rouge et un chapeau tout en violettes. Son visage vif ne regardait que le ciel et les nuages qui couraient, et je vois le mouvement de ses mains gantées de Suède sur son ombrelle. Je la regardais intensément, car elle me représentait un autre monde, un énorme inconnu, toutes ces choses en bloc, que je connaîtrais, « quand je serais mariée. »
Entre la Concorde et le pont Royal, il y avait une chose exquise ; et précisément, ce néfaste bateau qui allait toujours comme une tortue, prenait alors des allures de lièvre. C’étaient les ruines de la Cour des Comptes. Pour moi, elles ne se détachaient pas sur le ciel bleu : c’était le ciel bleu qui descendait sur elles, s’y cognait, se déchirait aux embrasures des fenêtres et aux corniches ruinées, et s’infiltrait par tous les trous, entre les pierres disjointes, comme un curieux, pour voir ce qui se passait dans ce royaume abandonné. Combien j’enviais tous les oiseaux que je voyais entrer et sortir, aller et venir, familiers de ces secrets que j’imaginais derrière les lilas, les sureaux, les lianes sans nombre qui avaient poussé sur ces pierres comme pour les fixer à la terre à jamais ! Car cela ne faisait pas l’ombre d’un doute, il restait, au cœur de ces ruines, de hautes pièces oubliées, des cachots inconnus, où vivaient des héroïnes vêtues de blanc ; et comme je ne trouvais rien d’assez poétique pour assurer leur subsistance derrière ces grilles toujours cadenassées, je supposas que cela se passait dd nuit, à une heure, où, selon moi, tout le monde dormait et où agissaient les fées, satellites du bon Dieu.