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marbre et son or… Je fis tomber le rideau. On conçoit aisément que je ne pouvais plus me présenter aux Tyriens. Aussi, j’eus recours au Nouveau Testament ; la barque des pirates fut nettoyée, reçut une voile, des filets et des pêcheurs, et je la lançai sur le lac de Tibériade ; je recouvris de percale blanche le velours et le satin de mes marionnettes qui devinrent les apôtres ; ils péchaient, ils raccommodaient leurs filets ; c’était très reposant après tant de tragédies marines ; puis, comme je ne trouvais aucun de mes acteurs digne de figurer notre Seigneur, je m’asseyais sur une marche de l’escalier, et je lisais les Evangiles à la foule que j’avais assise sur mon théâtre au bord du lac. Maman m’avait expliqué les passages trop difficiles d’une façon qui me satisfaisait, et j’avais tiré une conclusion très simple : « Il n’y a qu’à faire tout ce que ces Évangiles recommandent ; c’est bien facile, et on reste ainsi sage jusque la mort. » Plus tard, j’ai trouvé que c’était moins facile.

Mais j’étais vite reprise par mes goûts païens de l’antiquité et par l’envie de faire jouer des rôles à des déesses ; je ne trouvais rien de plus ingénieux que ces nuages dont s’enveloppait Minerve ou Vénus, et dont elles se servaient pour dérober un héros favori à la vengeance d’un ennemi. Comment représenter ces nuages ? A force de chercher, je trouvai un à peu près ; malgré le tuyau du poêle, il ne faisait pas chaud dans mon escalier, en plein hiver, sous le vitrage ; et mes petits doigts, sortant des mitaines, se violaçaient et se fendillaient en vilaines crevasses ; maman y mettait avec précaution de la glycérine qui me piquait, et j’en pleurais de dépit. Ce froid me servit ; je lançai de grands jets d’haleine ; plus il faisait froid, plus cette petite buée était épaisse ; en tout cas, elle me parut suffisante pour cacher mes dieux ; et je jouai des tournois, des combats singuliers, des enlèvements, où Hector fut toujours vainqueur et où tour à tour Apollon, Junon et Vénus se jouèrent les plus vilains tours du monde, grâce à mes nuages qui voilaient leurs rayons, leurs ruses et leurs malices. J’avais délibérément supprimé Minerve qui m’énervait avec sa façon d’avoir toujours raison.

Quelquefois, bon papa criait de son cabinet : « Qu’est-ce que tu as à souffler ainsi, Pâquerette ? » Pour rien au monde je n’aurais révélé mes secrets. « Ce n’est rien, papa, je souffle sur mes doigts pour les réchauffer, » et je joignais le geste à la parole pour m’assurer que je ne mentais pas !