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Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/387

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ma victime pour enfouir mon visage dans ce fourré de velours de corail, et je la saisis à pleines mains.

Hélas ! Je connaissais les épines des roses du perron enchanté, et celles de l’acacia auquel je volais des tiges pour tresser des petits paniers ; mais ce traître de mai rose, avec ses feuilles découpées et ses diables de fleurs qui prenaient toute la place, m’avait toujours caché les siennes ; et en hiver je ne le regardais pas, de parti pris.

Je restai stupide, les mains et le visage écorchés, dégoûtée, dégrisée, et profondément troublée des explications qu’il allait falloir donner à ma famille sur mes écorchures sanguinolentes. Je sentais obscurément qu’elle ne comprendrait pas l’enchaînement de mes idées, qu’elle ne voudrait pas suivre le chemin parcouru par mon petit esprit, qu’elle se refuserait à savoir le vrai sens de ma soi-disant sottise : je l’entendais d’avance me dire : « Tu es une petite fille, tu dois jouer et travailler, travailler et jouer. »

Pas un instant l’idée ne m’effleura que je venais de rencontrer la vie.


ÉPILOGUE

Je n’ai plus rien à dire de cette petite fille ; elle va avoir onze ans, elle disparait. Elle devient ce que son grand-père appelait, en langage bordelais, une meïnade, quelque chose d’intermédiaire, de disgracieux, d’insupportable, au dire des parents.

Elle a perdu le caractère enfant, elle n’a plus le temps de l’avoir ; elle travaille, on la fait beaucoup travailler, même le dimanche matin, ce qui est l’occasion d’une grande révolte noyée dans des pleurs abondants ; du coup, elle renonce à ses jeux enfantins, à ses rêveries dans l’escalier, à ses fantaisies du jardin.

Elle travaille, dis-je, avec un acharnement morne, ne regrettant pas le temps des farces et des enfantillages, mais attendant nerveusement le moment d’être une jeune fille ; c’est long à venir ; elle ne sait pas ce que ce sera, mais elle souffle de ne pas l’être ; elle en ressent une espèce d’humiliation, elle s’ennuie, elle se crispe ; tout lui paraît gris et décoloré.

Elle se regarde dans les glaces, agacée de ses traits encore