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fleurît plus haut. Nombre de poèmes de M. Louis Le Cardonnel ont, pour ainsi dire, la même ordonnance ; mais il ne s’agit point ici d’un procédé de composition : c’est le tour que prend naturellement la pensée. Lisez ce grand poème sur l’Amour, intitulé la Plainte antique

Des voix sanglotent vers l’Amour ; et ces voix viennent du fond des âges, du temps de l’Hellade lointaine. Elles chantent le puissant Amour dont le souffle créateur éveilla les étoiles, qui excite dans les vastes cieux la ronde lumineuse des mondes, qui verse l’ardeur aux cœurs juvéniles et couronne de fleurs l’austérité des sages. Elles chantent le terrible Amour, ravisseur du sommeil, qui brise les serments, se rit des justes noces ; et le charme qu’il verse est un poison. Qui dira

La jalouse fureur qu’on nomme ta victoire,
Et les cœurs séparés quand s’enlacent les corps ?…

L’Amour jaloux, l’Amour mauvais, l’Amour cruel, est-ce l’Amour ? Non, ce n’est que l’erreur d’Amour. Le vrai Amour est d’une autre sorte ; il est toute bonté, charité menée jusqu’à l’oubli de lui-même. Et voyez-le sous les espèces de son authentique nature. Il nous donne à manger sa chair adorable, change en son propre sang le vin, meurt pour être plus aimé ; le pardon coule de sa poitrine. Et puis il remonte plus haut que le ciel. L’Amour, le puissant, le divin Amour se dégage de tous attributs empruntés, devient l’Amour divin, se met en croix, n’est plus Erôs et est le Christ ; le délire que célébraient, dans l’Hellade lointaine, les ménades et les poètes aboutit à une extase de prière.

D’une série de poèmes intitulée Orphica et dédiée « à des disciples, » il résulte que l’abbé Le Cardonnel fut professeur ; un poème de son nouveau recueil Du Rhône à l’Arno permet de supposer que c’était à Florence. Et les poèmes que dédie à ses disciples ce prêtre et ce poète sont extrêmement beaux. On y remarque premièrement le soin délicat des âmes très sensibles et que leur maître n’aborde pas sans l’inquiétude exquise de savoir qu’il les tient sous la dépendance de lui. Elles ressemblent à des miroirs ; et l’image que vous regardez au miroir est la vôtre et n’a de grâce que la vôtre ou de disgrâce que la vôtre. Mais les miroirs des âmes conservent l’image qui, un instant, s’y dessina ; ils ne la conservent pas avec une fidélité parfaite : ils l’embellissent quelquefois ou la déforment et l’enlaidissent. En quelque mesure, c’est la faute des âmes : on doit aussi veiller à leur présenter des images qui aillent à s’embellir plus naturellement qu’à s’enlaidir.