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Quand elle comprit que Jeanne s’apitoyait sur l’aveugle, elle changea d’air tout aussitôt, appela ses deux autres garçons et sa fille, qui s’amusaient devant la porte, leur reprocha d’une voix criarde et dure d’avoir abandonné leur petit frère, les talocha l’un après l’autre autant qu’elle put, et quand tous les trois hurlèrent, se mit à geindre à son tour sur toutes les calamités de la vie, sa misère, la cherté du pain, et embrassa en larmoyant son « pauvre manant de gars » qui continuait à piailler pour imiter ses frères et sa sœur.

Jeanne convint avec elle que la petite fille lui amènerait l’aveugle chaque matin, afin qu’elle lui enseignât par la parole ce que les autres apprenaient au moyen des yeux.

Puis elle s’en alla déjeuner, enchantée de sa matinée, fière de sa résolution ; et l’attendrissement qu’elle éprouvait était pour elle comme un complément du bonheur, car elle avait cette pitié douce des gens heureux qui n’est jamais douloureuse.

Jeanne, au déjeuner, raconta l’histoire de l’enfant, et elle l’achevait à peine lorsque la bonne vint prévenir qu’un matelot désirait parler à Monsieur. On le fit entrer. C’était le père de l’aveugle. Il tenait sa toque à la main et semblait devenu poli tout à coup : sa femme lui avait fait la leçon, sans doute. Il vanta d’abord la bonté de Mademoiselle, mais comme il bredouillait et parlait bas en tenant ses yeux baissés, on l’invita, inutilement, à élever un peu la voix. Cependant, quand il eut fini ses compliments, sa parole devint claire comme par enchantement, et il fit ses offres de service pour accomplir des promenades en mer. Il se faisait valoir avec astuce, promettant des pêches et des chasses et coulant des regards obliques pour voir l’effet qu’il produisait. Le Baron, dans l’enthousiasme, acceptait tout, et, buvant d’un seul coup son café, le suivit, après l’avoir régalé d’un double verre de cognac que l’autre avala avec force salutations en répétant à la façon normande : « Mesdames et Monsieur, tout mon cœur vous salue. »

Jeanne, dans l’après-midi, n’y tint plus et elle retourna chercher l’aveugle. Dés, qu’elle approcha de la chaumière, elle l’aperçut de loin, hissé sur une chaise devant la porte. Il balançait d’un mouvement régulier ses jambes maigres et sa figure sans regard et accompagnait son exercice d’une espèce de cri d’idiot qui consistait à répéter trois fois de suite : « hou, hou, hou, » et à s’interrompre une seconde pour recommencer après. Alors qu’elle fut contre lui, elle vit qu’on l’avait attaché sur sa chaise à la façon des tout petits enfants qu’une planchette tournante retient assis sur leurs fauteuils élevés. Mais son siège lui-même était amarré au battant de la porte ouverte. Elle voulut le caresser ; il se mit à pousser des cris aigus qui firent aussitôt accourir