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tumultueux et coloré des mœurs paysannes et maritimes de sa Normandie natale.

Une fois devant la maison, les premiers s’arrêtèrent, saisis par un ravissement, attendant les autres, n’osant pas entrer.

Une tente avait été dressée, et sur toute la longueur du gazon une table immense, couverte de plats, fumait par quatre soupières géantes, tandis que, côte à côte, les carafes de cidre et les bouteilles de vin mettaient une double gaité dans les yeux des invités.

Mais les maîtres et les autorités devaient manger dans la salle ; Henry seul présiderait le diner des matelots.

Ils se tenaient en cercle à quelque distance de la table. Les uns avaient respectueusement retiré leurs bonnets de laine et les gardaient à la main ; d’autres semblaient devenus stupides de satisfaction ou de voracité contenue ; d’autres riaient, prêts à danser, follement joyeux. Henry, superbe de majesté, les plaça, les intimidant beaucoup par ses manières. Ce fut tout un travail pour les débarrasser de leurs coiffures. Ils ne voulaient point s’en séparer, les gardaient sur leurs genoux, s’asseyaient dessus, les posaient sur la table à côté d’eux, ou bien les cachaient sous leur chaise. Ce dernier moyen fut enfin généralement adopté à l’imitation d’un vieux patron médaillé, qui avait une fois dîné chez le préfet, après un sauvetage opéré par lui.

Les assiettes de soupe circulèrent et on n’entendit plus que des cliquetis de vaisselle mêlés à l’aspiration des bouches humant le bouillon dans les cuillers.

Dans la salle on attendait la marraine qui était montée pour retirer son chapeau. Elle descendit enfin tenant dans ses bras le petit aveugle. L’enfant négligé depuis quelque temps revenait chaque matin à ! a même heure, et, ne trouvant souvent personne, retournait tristement chez lui. Il s’était cramponné désespérément à cette première affection. Les douces paroles de Jeanne, tombant sur ce cœur abandonné, ses histoires, ses bonbons, ses gâteries de toute espèce l’avaient empli d’amour ; et, depuis que la jeune fille ne s’occupait plus guère de lui, il maigrissait de chagrin, et pleurait sans cesse tout seul dans les coins.

Ce jour-là, personne ne le renvoyant (on avait autre chose à faire), il était monté sans bruit jusqu’à la chambre où il avait coutume de prendre sa leçon, retrouvant à tâtons l’escalier, la porte, la chaise où il s’asseyait, et, après avoir grimpé dessus, il attendit. Jeanne l’y trouva, et, dévorée de remords, l’emporta dans la salle où elle lui fit donner un siège à côté d’elle.

La baronne prit sa place, ayant à sa droite le curé, et à sa gauche le maire, maître Anthime Vallin, ancien boulanger vivant de ses