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fait une opinion personnelle d’après les documents qui lui avaient été confiés, et il ne tenait pas spécialement à la communiquer à son chef. Mr Letterblair était veuf : ils dînèrent seuls dans une pièce sombre, sur les murs de laquelle on voyait des gravures jaunies représentant « La mort de Chatham » et « Le Couronnement de Napoléon. » Sur le buffet, entre de beaux coffrets cannelés du XVIIIe siècle, se trouvait une carafe de Haut-Brion et une autre du vieux porto des Lanning (don d’un client). Le prodigue Tom Lanning avait déconsidéré sa famille en vendant sa cave un an ou deux avant sa mort mystérieuse et suspecte à San Francisco. Ce dernier incident avait été moins humiliant pour les siens que la vente de sa cave.

Après un potage velouté aux huîtres, on servit une alose aux concombres, suivie d’un dindonneau entouré de beignets de maïs, auquel succéda un canard sauvage avec une mayonnaise de céleris et de la gelée de groseille. Mr Letterblair, qui déjeunait de thé et d’une sandwich, dînait copieusement et sans hâte ; il insista pour que son hôte fît de même. La nappe enlevée, les cigares s’allumèrent, et Mr Letterblair, se renversant sur sa chaise, poussa le porto vers Archer. Chauffant son dos au feu, il dit :

— Toute la famille est contre le divorce, et je crois qu’elle a raison.

Archer se sentit immédiatement d’un avis opposé.

— Pourtant, si jamais un cas s’est présenté…

— Qu’y gagnerait-elle ?… Elle est ici, il est là ; l’Atlantique est entre eux. Elle ne retrouvera pas un dollar de plus que ce qu’il lui a rendu volontairement. Les clauses de cet abominable contrat français y ont mis bon ordre. À tout prendre, Olenski a agi généreusement. Il pouvait la renvoyer sans un sou.

Le jeune homme le savait : il resta silencieux.

— Il paraît, cependant, continua Mr Letterblair qu’elle n’attache pas d’importance à l’argent ; alors, comme le dit la famille, pourquoi ne pas laisser les choses comme elles sont ?

Quand Archer était arrivé chez Mr Letterblair il était en parfait accord de vues avec lui ; mais, dans la manière dont ce vieillard égoïste, bien nourri, suprêmement indifférent, exposait la question, il croyait entendre la voix pharisaïque de la société, ne songeant qu’à se barricader contre tout ce qui pouvait être « pénible. »