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réclame-t-on pas, en faveur du cerveau, le droit de penser ? Les sens n’ont-ils pas la permission de goûter un plaisir que vous avez grand tort de dédaigner, lorsque vous faites au cerveau le plus large crédit ?… Ariane est positiviste et matérialiste si bien qu’elle serait spiritualiste tout de même. Elle a choisi, entre les deux substances, la plus décriée, la moins honorée de suffrages éloquents. Elle est au courant de toutes les idéologies et qui ressemblent à la foule des anecdotes que raconte la reine de Saba, dans la Tentation de saint Antoine, « toutes plus divertissantes les unes que les autres. » Les idéologies l’amusent, lui sont commodes. Et « supposons, dit-elle, que je sois sans argent et que je sente en moi le devoir d’aller à l’Université, de participer à la haute culture pour laquelle je suis faite. Je ne puis songer à ruiner l’idéal que je poursuis en perdant mon temps à donner des leçons à de petits imbéciles pour deux roubles l’heure. Il me faut de l’argent. A qui le demanderai-je ? A l’amant que j’aime ? Cela est impossible : on ne mêle pas l’argent et l’amour. Mais, si un homme que je n’aime pas… » Et, la suite, on la devine. Et Ariane se lance, quelquefois, dans les aventures les moins prudentes.

Elle dit à son amant : « Je ne suis pas féministe ; le bel avantage lorsque nous nommerons des députés à la Douma !… Tu vas voir où je vais. Don Juan est un héros éternel parmi les hommes parce qu’il a eu mille et trois femmes. Il s’en vante ; il en tire sa gloire et son prestige. Mais une femme qui aurait mille et trois amants, comment serait-elle jugée ? Elle passerait pour la dernière des filles. Eh bien ! cette injustice-là est l’injustice suprême contre laquelle je veux me battre. Tant que subsistera ce préjugé… » Pour réagir contre ce préjugé, elle a vécu de la manière la plus hardie et se vante à son amant d’avoir eu dix amants avant lui. Ce n’est pas vrai ; ce n’est que forfanterie : un jour, elle l’avoue à son amant parce qu’elle est amoureuse de lui et que l’amour a bientôt fait de nous ôter nos supercheries.

Elle se vante de ce qu’on a coutume de cacher, et elle avoue malgré elle ce dont se vanterait une autre. Elle est au rebours du sens commun. Ce qu’elle ne voit pas, c’est que l’inverse des préjugés ne la laisse pas du tout plus libre que les préjugés et ajoute à ses disciplines le très inutile tracas de la rébellion. Pauvre petite Ariane, qui assume étourdiment la difficulté de vivre comme si elle inventait l’art et les malices de vivre !


ANDRE BEAUNIER.