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surveillés dans leurs lectures, étaient excusables d’ignorer ces merveilles déjà divulguées par les trompettes de la Renommée.

En tout cas, ces vers, chuchotes pendant les récréations, furent pour la plupart la révélation, ou plus exactement, la définition de tout un état d’âme encore trouble et à demi inconscient, qu’ils reconnaissaient en eux-mêmes, à travers les strophes du poète. De main en main, nous nous passâmes la coupe d’« amertume immense. » J’ignore si tous y ont bu avec la même avidité. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ce breuvage nouveau et un peu malsain ne laissa indifférent aucun d’entre nous. Nous étions là toute une jeunesse éprise de pensée et de poésie, pressée de s’affirmer à son tour et de faire son chemin dans le monde. Je les revois encore, ceux qui tournaient, en ce temps-là, autour du Cosmographe : c’était André Bellessort, Firmin Roz, Jean Carrère, Henry Bérenger, Philippe Berthelot, Paul Crampel, le futur explorateur de l’Afrique occidentale, — et beaucoup d’autres dont les noms, m’échappent en ce moment. Dans ce milieu si divers, mais effervescent, les opinions pouvaient être divergentes, les goûts opposés, on n’en était pas moins fanatique de toute nouveauté. M. Paul Bourget y recruta sinon ses premiers, du moins ses plus fervents admirateurs. Si les uns avaient une prédilection exclusive pour les Essais de psychologie, les autres restèrent fidèles au poète des Aveux. Les vers, que je rappelais tout à l’heure, furent recopiés en cachette, pendant l’étude du soir, entre une dissertation philosophique et une composition latine. On les apprit par cœur, on les mit en bonne place dans les anthologies intimes que l’on se composait au hasard de ses lectures.

Pour moi, ces vers de jeune homme, si naïvement artificiels, si littérairement désespérés, ne sont jamais sortis de ma mémoire. Non seulement ils m’évoquent une des minutes les plus intenses de ma première jeunesse, une de ces admirations d’adolescent, souvent disproportionnées avec leur objet et qui, pourtant, bouleversent tout le tréfonds de l’âme, mais ils me remettent sous les yeux ma vie misérable et douloureuse d’écolier pauvre. Je les entends toujours, murmurés avec l’accent et les gestes du condisciple, qui, pour la première fois, me les récita dans cette cour du Lycée Henri IV, parmi le tumulte et les cris d’une récréation. Ils ressuscitent dans mon imagination le décor sévère qui nous environnait, le Quartier