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célèbres sont donc tout indiqués. Les pauvres ! Si beaucoup de maîtresses de maison savaient la fameuse formule, ils seraient bien vite autant sollicités que de leur vivant, et plus encore que jadis iraient, à la lettre, « dans le monde. » Heureusement que ce secret est encore secret et que mon intrépide « inviteuse » gardera encore quelque temps la chance de convoquer, pour elle seule, Stendhal ou a de Musset, Alcibiade ou Tibère, Julie de Lespinasse ou Noé… au hasard de l’inspiration. Elle n’a pas encore osé déranger les saints. Mais je sens que d’ici peu elle recevra le prophète Élie, descendu de son char brûlant, avec autant de familiarité qu’un jeune aviateur. En attendant, un soir, au coin du feu, elle eut un petit entretien très ardent avec Torquemada. Enfin, pour étendre ses relations elle s’instruit, et dans les archives et bibliothèques déchiffre mémoires, lettres et manuscrits avec application et fait des listes des gens qui vécurent obscurément, ou dont le nom nu survécut pas avec autant d’éclat que ceux des amoureux, des savants, des écrivains, des artistes, ou de ceux qu’elle appelle les types historiques. Parmi ces modestes ombres un certain Philibert Villanet l’a tout à fait charmée. Il vécut au XIIIe siècle, en Touraine et y cultivait des fleurs. Il paraît que maintenant il vient, — ou plutôt revient, — tous les soirs ; et quand par hasard il est retenu dans ce mystérieux autre monde, à son hôtesse en ce monde-ci il envoie des fleurs inconnues : celles ; qu’il cultive sans doute en quelque étoile.

Mais, direz-vous, vous divaguez avec vos ombres. Notre époque a le goût des ombres, je n’y puis rien et je ne l’ai pas, inventé. Qu’est-ce que le cinéma, sinon le goût des ombres ? Du film au spiritisme il n’y a… qu’une ombre. L’apparence d’un ancien vivant est à peu près assurée d’un aussi grand succès que le vivant, dont on ne connaissait que les apparences. Charlot, Charlie Chaplin, ne fut-il pas reçu triomphalement parce qu’on ne l’avait encore connu qu’en geste et en ombre ? Peut-être que ce que nous croyons notre personnalité n’est qu’une série fragmentaire de reflets et de. fantômes. Chacun n’est que la réunion de millions d’apparences et Narcisse mou-, rut déjà pour essayer de rejoindre l’une d’entre elles… Et d’ailleurs tout, en l’étrange univers, n’est-il pas qu’apparences, et que l’ombre d’une ombre ?