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Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 6.djvu/223

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Je dis, presque toujours, et cependant lui chercherai deux fois chicane. Il me paraît se fier au témoignage de Tallemant d’une manière que Tallemant ne me paraît pas mériter. D’ailleurs, j’accorde que beaucoup de petits faits, n’étant connus que par cet anecdotier, sont difficiles à vérifier ; sous le prétexte qu’il est seul témoin, l’on aurait tort de considérer son témoignage comme nul. On pourrait du moins le discuter avec lui. Le Corneille que nous entrevoyons, d’après Tallemant, cet ambitieux, cupide, avare et malpropre, on aurait pu le corriger. Secondement, M. Émile Magne, qui a en mains les plus beaux documents, les anime parfois ou les met en scène, à mon avis, avec un peu trop de liberté ou de désinvolture. Il décrit et raconte si précisément les lieux et les incidents, — et, pour cela, utilise, je le sais bien, des certitudes, mais aussi des conjectures, et des probabilités, — si précisément qu’on lui demanderait s’il est bien sûr de son dire.

Voici, par exemple, la scène du 30 septembre 1561, où les Huguenots de Tournay et les grands-parents de notre Tallemant des Réaux sont en péril. « Vers huit heures, ce soir-là, les drapiers de la rue de Cologne, les ciseleurs de la rue des Orfèvres, les chapeliers de la rue de la Tête d’or, les rentiers des rues Dame Odile et de la Lanterne, entendant le bruit d’une troupe en marche, ouvrirent leurs fenêtres avec curiosité… » Bien ! et c’est-à-dire que Tournay fut en émoi ; or, les différents corps de métiers, à Tournay comme ailleurs, avaient leurs quartiers et leurs rues : M. Émile Magne s’est exactement informé de leur répartition dans la ville ; ajoutons que ces noms de rues et de corporations servent à peindre une ville du Nord en ce temps-là… « Quelques-uns, plus hardis, entrebâillèrent leur porte, flambeau à la main… Toutes les maisons, où s’éveillait une frayeur instinctive, s’éclairèrent… Les dévotes se signaient, sachant qu’à cette heure tardive, dans la bonne ville de Tournay, les honnêtes gens ne courent pas les rues… » Etc. Et, tout cela, je veux bien le croire ; mais, à la lettre, je n’en sais rien. Il arrive aussi à M. Émile Magne de faire parler ses personnages et de leur prêter des paroles qu’on n’est pas sûr qu’ils aient dites : M. Émile Magne ne les invente pas tout à fait ; car il en a pris la substance aux récits de l’époque ou aux circonstances qui voulaient que telle chose fût dite et à peu près comme ceci. Au surplus, M. Émile Magne ne s’éloigne pas beaucoup de ses documents. Seulement, dès qu’il s’en éloigne à peine, le plaisir de sentir la vérité diminue ; et c’est tout le plaisir de pareils travaux.