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sa jeunesse, et il en aimait les grandes chasses avec leur déploiement magnifique.

Il professait un culte pour l’empereur Alexandre III et pour Sa Majesté l’Impératrice Marie Féodorovna. « C’est mon Impératrice à moi, » disait-il en parlant de notre souveraine.

Et c’était un grand ami de la France, qu’il connaissait trop pour ne pas l’aimer passionnément. Il y entretenait des relations suivies avec le monde savant. Membre de l’Académie des Sciences morales et politiques depuis le 17 mars 1913, son élection avait été une des grandes joies de sa vie.

Tel est l’homme, aussi admirable par le cœur et par l’esprit, dont l’odieux régime bolchéviste a fait une de ses premières victimes. J’ai été le compagnon de ses derniers jours ; j’en donne ici la simple et fidèle relation ; bien des détails n’ont été connus que de moi seul : ceci est la déposition d’un témoin.


I

C’est dans la nuit du 7 au 8 novembre 1917 qu’eut lieu le coup d’État des bolchévistes. Déjà dans la journée des désordres avaient éclaté sur différents points de la ville. Des bandes armées envahissaient les appartements privés, sous prétexte de perquisitions, et les livraient au pillage. Elles arrêtaient les automobiles dans les rues, forçaient les voyageurs à descendre, s’emparaient des voitures, enlevaient aux passants leurs montres et leurs portefeuilles. On sentait couver l’orage. Aron Kerensky, avec le flair particulier de sa race, avait pris ses précautions : il s’était sauvé à Gatchina et de là avait pris la fuite et disparu.. C’était le moment de se montrer : il s’était caché.

Vers les dix heures du soir, des masses bolchévistes, débouchant de différents côtés de la ville, marchèrent sur le Palais d’Hiver. La fusillade commença très nourrie des deux côtés ; les assaillants n’économisaient pas les cartouches et les quelques troupes qui défendaient le palais répondaient énergiquement. Bientôt des coups de canon se firent entendre ; c’étaient les grosses pièces d’artillerie du croiseur Avrora mouillé dans la Neva qui commençaient à bombarder le Palais d’Hiver. D’instant en instant, fusillade et canonnade devenaient de plus en plus intenses.

Soudain, j’entends sonner le téléphone privé du palais du