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au long de leurs itinéraires les poèmes naissants, M. Bédier, a, dans la boue des relèves, surpris le premier les éléments de cette grande épopée, la dernière geste de la piétaille de France.

Je le revois tel que nous l’avons connu alors. Il y avait en lui de l’homme d’étude et du soldat. L’honnêteté de l’esprit, la loyauté rayonnaient sur ce visage tourmenté. On a fait, l’autre jour, allusion au tempérament batailleur des ancêtres de M. Bédier, Bretons qui durent s’exiler après la conspiration de Cellamare. On a parlé de ce mousquetaire rouge dont il descend, et qui eut des duels. L’héritage d’un sang aventureux se reconnaissait encore chez cet érudit plein de scrupules. La chaleur de l’âme brûlait dans ce regard immobile, que l’esprit critique a rendu si pénétrant ; et la richesse de la pensée embarrassait parfois la parole.

M. Bédier, ayant à parler de Rostand, a étudié son sujet avec toutes les ressources de l’érudition, et il en a parlé avec une admiration émue. C’est l’heureux privilège du travail scientifique, que cette tendresse qu’il donne pour le sujet qu’on a entrepris. Mais ici, cette inclination était fortifiée par une curieuse ressemblance entre le génie de Rostand et l’esprit de ces vieux trouveurs, qui sont l’objet propre des études de M. Bédier. Celui-ci, après s’être longtemps contenu, a fini par indiquer cette ressemblance dans les dernières lignes de son discours : « Ah ! comme il serait facile, a-t-il dit, d’évoquer les vrais ancêtres des héros d’Edmond Rostand ! Du palais d’Artus ou de la forêt de Broceliande ils sortiraient en bel arroi, parés de leurs armes vermeilles, les chevaliers aventureux, les poursuivants de l’amour lointaine, les Gauvain et les Palamède, ceux qui s’évertuent, comme l’Aiglon, vers la Cité Périlleuse, ceux qui s’escriment, comme Cyrano, contre les mauvaises coutumes… »

Habile à comparer les textes, M. Bédier n’a pas pu n’être point frappé de la ressemblance qui unit entre eux les héros de Rostand ; mais par une prudence de savant, il a été d’abord effrayé de la découverte qu’il faisait ; et il aurait hésité à reconnaître que Joffroy Rudel, et Cyrano et l’Aiglon étaient le même personnage, si la découverte d’un texte précis n’avait tout à coup rassuré sa conscience. Rostand lui-même a reconnu qu’il s’était peint dans Chantecler ; or la ressemblance de Chantecler avec l’Aiglon, Cyrano et l’amant de Mélissinde est évidente ; donc tous ne sont qu’un, qui est le poète lui-même. On n’a pas accoutumé, sous la Coupole, d’entendre un jeu de déductions si scrupuleux. Il me semble au surplus que l’évidence eût été plus manifeste encore, si au lieu de considérer les personnages, qui sont