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insecte pour la récréer. Oui, je crois m’être abusé sur moi-même, je me suis en outre abusé sur la vie. Je dois désormais rester dans l’ombre et y végéter.

Je m’applaudis en quelque sorte d’être sorti de mon néant, puisque cela vous a fait connaître à quel point vous êtes aimée. Ceux qui vous aiment doivent seuls connaître l’étendue de ce sacrifice volontaire, et, pour peu qu’il y ait encore une étincelle de générosité dans le monde, on doit s’en étonner et m’en savoir gré. Content désormais de vivre dans votre cœur, si j’y tiens la place que je vous donne dans le mien, je me nourrirai de souvenirs, d’illusions, de rêves, et ma vie sera toute imaginative, ainsi qu’elle l’était déjà en partie.

S’il y a de grands inconvénients à dévorer l’avenir en l’enrichissant de tous les trésors de la perfection et du bonheur, on gagne d’oublier le présent et pour les moments de mélancolie qui arrivent, lorsque les yeux se dessillent et que le dormeur casse les porcelaines de sa boutique ou que le pot de lait tombe, on a eu des heures charmantes où l’on vit double. C’est ainsi que, riche dans la pauvreté, savant dans l’ignorance, entouré de créations brillantes, couronné de roses imaginaires, imitant La Fontaine dans son insouciance et ses rêves, j’espère compenser pendant le peu de minutes qui me restent, tout ce qui me fuit, tout ce que mes mains débiles ne peuvent pas saisir. Heureux que je suis de pouvoir me dire que je n’ai jamais fait le mal et que je n’ai nui à personne. Inaperçu sur la terre, et c’est un de mes plus grands chagrins, j’aurai vécu comme les millions d’ignorés qui sont passés comme s’ils n’avaient jamais été.

Au milieu de ces illusions, filles élégantes d’une imagination trop mobile, il y aura une étoile fixe, toujours brillante, qui me servira de boussole, ce sera vous, mon aimable amie ; sans cesse présente, jamais oubliée, vous êtes sûre de vivre autant que moi. Par une bizarrerie du sort, c’est ainsi que prêt à revenir, je vous fais des adieux. Si vous avez souhaité de me voir guéri, j’en aurai toute l’apparence. Nous remettrons donc à un autre temps toutes les douceurs d’une tendre amitié, et ce sera lorsque vous serez tout à fait comme Mlle de R.[1]que notre intimité ne choquera plus personne. J’espère qu’alors vous n’aurez plus à souffrir de l’humeur de personne et j’aurai la

  1. Le nom était inconnu de M. de Lovenjoul lui-même.