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sans fond parce qu’elles sont sans objet, les rêves italiens, les mélancolies septentrionales, voire les cauchemars, — autant de maladies que nous connaissons peu, mes amis, mais auxquelles il faut bien croire et peut-être compatir, — la musique saisit tout, traduit tout, même l’ineffable, par les ondulations invisibles de l’air qui nous enveloppe. Sans elle, toute une partie de certains cœurs humains, la plus lointaine, la plus mystérieuse, ne pourrait se produire au dehors; et peut-être tous ces petits brouillards de l’âme (je ne trouve pas d’autre mot) finiraient-ils par faire mal à ceux qui les portent dans leur sein, si la musique ne leur ouvrait un débouché, n’en opérait la Katharsis, comme fait la tragédie, — MM. les rhétoriciens me comprennent, — pour des passions moins brumeuses. »

Il n’y entendait rien! Mais si nous ne l’avons pas entendu, lui, ce jour-là, déjà lointain, que de fois depuis ce fut pour nous, pour nous tous, un délice, musical même, de l’entendre! Il n’avait pas besoin, pour rectifier ses intonations, de placer derrière lui le flûtiste du second des Gracques. A la Société des Conférences, quand il parlait de Jean-Jacques ou de Fénelon, de Chateaubriand ou de Racine, oh ! de Racine surtout, sa voix enchanteresse avait tous les timbres, toutes les notes, les plus claires comme les plus voilées, les plus fines et les plus profondes. Qu’elle s’élevât ou qu’elle s’abaissât, elle procédait, comme l’esprit qui l’inspirait, par des nuances presque insensibles, et c’était merveille de voir ou d’ouïr en quelque sorte répondre au chromatique des idées le chromatique des sons.

Maintenant, avant que je le nomme, vous avez reconnu Jules Lemaître. Un jour que je me disposais moi-même à parler de musique, il me dit : « Entre toutes les inventions les plus folles de l’esprit humain, la critique musicale m’a toujours paru la plus folle. » Et ce jour-là je me plus à croire qu’il exagérait. Aujourd’hui, d’après son témoignage et son exemple même, j’en suis certain.


CAMILLE BELLAIGUE.