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délicatesse. Il a passé la prime jeunesse et, avant la guerre, il n’avait rien d’un soldat. Quand il a repris l’uniforme, sans joie aucune, il ressemblait si peu à un soldat qu’on louait sa bonne volonté, mais qu’on aurait presque souri de son allure extrêmement civile. Au bout de quelques mois, il revient, pour le temps d’une permission. Ce n’est plus le même garçon, bien que ses qualités soient les mêmes et qu’en lui rien de sa bonté, de sa tendresse ni de sa douceur n’ait défailli… « Les plus modestes d’entre ces revenants ont conscience de l’énormité du service rendu et du sacrifice accompli. » Comment éviteraient-ils de se dire que, sans eux, tout serait en décombres, la maison du voisin, leur maison, leur famille ? « et ils règnent dans la maison, comme des conquérants. Charles est un conquérant débonnaire, qui ne se vante de rien, qui, ne raconte point de faits d’armes, qui ne parle de la guerre que pour en dire les incommodités et les périls ; chez lui, pourtant, il règne ! » En son absence, les gens qu’il a laissés derrière lui, sa femme, son jeune beau-frère, ont tâché de mener à bien ses entreprises agricoles. Il ne les désapprouve pas, mais il les approuve en maître que nulle hésitation ne retarde ; et, sur toutes choses, il est dogmatique avec une impétuosité qu’on ne lui connaissait pas. Il dit, ou ne dit pas et a l’air de dire : « Tu verras tout cela d’un autre œil, quand tu auras passé par où je suis. » Son jeune beau-frère, qu’il aimait comme un enfant, et qu’il ne cesse pas d’aimer ainsi, est maladif et, en rêvant de s’engager, commet sans doute une imprudence. Il ne le dissuade pas de s’engager. Et, si ce jeune homme part comme lui-même a dû partir, que deviendra toute seule sa femme ? Eh ! qu’il s’engage : « Quiconque peut servir à l’avant doit servir à l’avant ; les gens de l’arrière se débrouilleront ! » Ce principe est juste. Mais, formulé ainsi, comme on le formulait et comme au surplus on avait raison de le formuler, il implique une sorte de mauvaise humeur. Nos Poilus ont été des Grognards : un tel mot réunit à la bonhomie l’épopée.

Il y eut la France de l’arrière et la France du front, toutes deux bien accordées : c’est à leur bon accord, maintenu à merveille, qu’on a dû la résistance et la victoire. Mais il y a eu ces deux Frances, intimement amies, pourtant séparées et, en dépit de la ferveur pareille qui les exaltait l’une et l’autre, terriblement séparées : une France qui consentait le sacrifice, et une France pour laquelle était consenti le sacrifice. L’une et l’autre étaient dévouées à la France idéale qui les assemblait comme elle assemble aussi les époques. Un moraliste avait à étudier la séparation momentanée de ces deux