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— Mais, quand vous leur aurez tordu le cou, êtes-vous bien sûr que vous ne les regretterez pas ?

— Comment ?… Que voulez-vous dire ?… Croyez-vous donc que les Russes ne sont pas capables de se gouverner eux-mêmes ?

— Je les en crois parfaitement capables… Mais c’est dangereux d’enlever la pièce maîtresse d’une charpente sans avoir sous la main une poutre de rechange…


Mercredi, 12 août 1914.

En même temps que les forces militaires se mobilisent, tous les organismes sociaux s’adaptent à la guerre. Comme toujours, le signal est parti de Moscou, qui est le vrai centre de la vie nationale et où l’esprit d’initiative est plus éveillé, plus exercé que partout ailleurs. Un congrès de tous les zemstvos et de toutes les municipalités russes va s’y réunir, pour coordonner les multiples efforts de l’activité sociale en vue de la guerre : secours aux blessés ; assistance aux classes pauvres ; répartition de la main-d’œuvre ; fabrication des denrées alimentaires, des médicaments, des vêtements, etc... La pensée directrice est de venir en aide au gouvernement, dans l’exécution de ces tâches complexes, que la bureaucratie, trop paresseuse, trop vénale, trop étrangère aux besoins du peuple, est incapable d’accomplir à elle seule. Puissent, du moins, les tchinovniks ne pas contrecarrer, par méfiance et par routine, ce beau mouvement d’organisation spontanée !

Tout le jour, sur la Perspective Newsky, sur la Liteïny, sur la Sadowaïa, j’ai croisé des régiments se dirigeant vers la gare de Varsovie. Les hommes, robustes, bien équipés, l’air sérieux et résolu, la marche ferme et cadencée, m’ont fait la meilleure impression. En les regardant, je songeais qu’un grand nombre d’entre eux est déjà marqué pour la mort. Mais, ceux qui survivront, dans quels sentiments reviendront-ils ? Quelles idées, quelles réflexions, quelles exigences, quel esprit nouveau, quelle âme nouvelle rapporteront-ils au foyer natal ?… Chaque grande guerre a déterminé, chez le peuple russe, une profonde crise de la conscience intime. La guerre libératrice de 1812 a préparé le sourd travail d’émancipation qui a failli emporter le tsarisme, en décembre 1825. La triste guerre de Crimée a produit l’abolition du servage et imposé les « grandes réformes » de 1860. La guerre balkanique de