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six heures, à Gran, où la voie rejoignant le Danube longe jusqu’à Waitzen un admirable défilé ; les remparts à demi ruinés du château-fort de Vyzegrad dévalent au flanc de la montagne et plongent droit dans le fleuve, comme une ligne de fond ; c’est vraiment un joli décor, à l’aube claire. Première vision des Hongrois, les jupons blancs, les bottes molles, communs aux deux sexes, et aussi premier contact avec leur terrible langue, qui fait passer le profane du demi-jour de l’allemand à une nuit complète.

Je suis arrivé à 8 heures à Buda-Pesth. Le Consul général de France, l’aimable M. D… m’attendait, averti parmi télégramme de Cogordan. Nous avons parcouru Pesth en voiture, puis j’ai fait l’ascension de Buda sous le plein soleil de midi pour reprendre à trois heures l’express de Bucarest d’où je vous écris. Ces heures si brèves avaient été réglées à l’avance par mon hôte obligeant et informé ; aussi ai-je visité l’essentiel, pour lequel je vous renvoie au guide. Mais plus que des édifices et des musées, il me restera le souvenir du site merveilleux : j’en avais eu dès l’arrivée l’impression ineffaçable, tandis que je prenais mon chocolat, sur le balcon de l’hôtel Hungaria surplombant le large Danube, face à la fière colline de Buda ; le fleuve noir d’embarcations, vapeurs, yachts, canots, tous pavoises en fête, et, à mes pieds, sur le quai qui fait boulevard, un grouillement de peuple. Tziganes rouges, tziganes bleus, gymnastes polychromes, policiers militaires faisant à cheval leur service sur ces bêtes élégantes d’un si joli et si fin modèle, jeunes séminaristes en chapeau melon, le nez au vent, l’air cascadeur, et dont la spécialité, m’a-t-on dit, est d’avoir les plus jolies maîtresses de la ville.

Et je clos ma lettre ; le trémolo du wagon s’accorde mal avec l’écriture : voici cinq heures, et je vais jusqu’à la nuit me donner tout entier à la grande plaine : elle est embrasée et silencieuse ; c’est l’heure de s’accouder en laissant la pensée et le regard se perdre au long des horizons… Mais tandis que je vagabonde en évoquant les grands souvenirs de lumière, le Sahara et la mer, voici que surgit une vision beaucoup plus familière, la simple Beauce de chez nous, en ce soir de mai, entre Châteaudun et Auneau ; le jour s’achève, les champs sont déserts, je ne vois plus ni jupons blancs, ni vestes hongroises pendant sur l’épaule, ni chevaux vaguant, rien de local, c’est