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Très amusants, les fiacres, au trot désordonné, bien attelés, et menés par des moujiks russes en casquette plate, costume de velours bleu, ceinture claire, appartenant tous à la secte des Skoptzy, mutilés volontaires, traquée en Russie, libre ici et très puissante.

Le pays est merveilleusement fertile. La terre rend du vingt pour Cent. J’aurais voulu en aller juger chez nos amis Bibesco, mais je n’en avais pas le temps, et j’ai dû me borner à laisser une carte de regrets à leur demeure de ville.


Galatz, 24 mai, minuit.

Je viens de passer une des nuits et des journées les plus désagréables de ma vie. Hier soir, ma lettre fermée, je vais à la gare à onze heures et j’apprends qu’à cause des inondations et des ponts rompus, le départ du train a été avancé et qu’il est parti à sept heures. Je n’en avais plus avant celui d’une heure du matin, m’amenant à neuf heures du soir à Galatz, où Cogordan, attendu à Constantinople, m’avait assigné comme dernière limite d’arrivée six heures du matin. N’aurait-il pas été forcé de partir ? Son bateau pouvait-il attendre ? Aurais-je fait en vain ce long trajet ? Oh ! cette longue journée d’attente en chemin de fer avec la perspective de me trouver en panne à Galatz ! Seul dans mon wagon à travers un pays plat et navrant, sans une note distrayante, par un temps gris et froid, pour la première fois j’ai eu la sensation de l’isolement et de la distance. Dans la dernière heure pourtant, de Braïla à Galatz, j’ai pu me laisser absorber, tant le Danube était saisissant par cette triste soirée de Mer-Noire, sous une lune qui ne parvenait pas à percer la brume opaque, et si immense ce fleuve qu’il y a dix jours j’avais vu à Ulm presque naissant, il y a trois jours, entre Mœlk et Vienne, large comme la Loire à Tours, puis à Orsova, perçant, irrésistible, la barrière des Carpathes, et, ici, sans limites précises, battant les roues du train, épandu par la plaine basse jusqu’à la noire et mince bande de la rive opposée, au loin, là-bas.

Au-delà, un écran de collines dans la brume. Et c’est la rive gauche, la rive de Bessarabie, c’est-à-dire la Russie. Je suis à quelques heures d’Odessa et les noms qui, hier encore, n’étaient pour moi que de la « géographie » saisissent quand, venant de si loin, si vite, on les touche.

Le train stoppe. Galatz ! Cogordan est sur le quai. C’est