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Humble félicité sans risque et sans ivresse,
Faite de confiance et de sécurité ;
Instants harmonieux qu’aucun désir ne presse,
Qu’aucun regret n’attarde en leur cours limité ;

Labeurs quotidiens, muettes habitudes ;
Pas égaux et discrets sur le même chemin ;
Jours penchés l’un vers l’autre en leurs sollicitudes,
Comme des amis sûrs qui se tiennent la main ;

Fleurs dont nul âpre vent ne ride les pétales ;
Fruits mollement pendus aux branches des vergers ;
Aubes d’or ; midis frais ; ombres occidentales
Débordantes d’échos et de frissons légers ;

Amicale douceur des livres sous la lampe
L’hiver ; rêves profonds, plus chers que des trésors,
Qu’on fait à deux, le soir, en se baisant la tempe ;
Rires purs des enfants au fond des corridors ;

Accords si merveilleux, dans les calmes demeures,
Des jours clairs et des nuits, des soirs et des matins,
Qu’il semble qu’on entende aux doigts fervents des heures
Tourner les lents fuseaux artisans des Destins,

C’est à cause de vous que les héros antiques
Soupiraient sur les flots vers les champs paternels,
Que les sages, distraits, songeaient sous leurs portiques,
Et que les dieux déçus pleuraient d’être immortels !…

Prenez-moi ! Gardez-moi ! Rivez sur moi vos chaînes !
Je vous livre mes jours pour que vous les orniez :
Soyez mes voluptés lointaines et prochaines ;
Qui ne me trahirait si vous m’abandonniez ?…

Faites que je préfère aux amours comme aux gloires
Dont ma tendre jeunesse a trop senti l’attrait,
Et même aux astres d’or des plus hautes victoires
Votre rayonnement taciturne et secret !…


MAURICE LEVAILLANT,