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Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 62.djvu/279

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et je n’avais plus guère qu’une douzaine de verstes à parcourir, quand je fus pris dans une tourmente de neige. Impossible de voir à deux pas devant soi. Mon cocher excite néanmoins ses bêtes pour essayer d’atteindre la ville avant la tombée de la nuit. Mais bientôt, il perd la direction : il hésite ; il tourne à droite, à gauche. Je commence à m’inquiéter, d’autant plus que la bourrasque redouble de violence. Soudain, l’attelage s’arrête. Mon homme fait trois grands signes de croix et murmure une prière. Puis, jetant ses guides sur les brancards, il crie à ses chevaux : « Hue ! hue ! allez, mes enfants ! allez vite, mes petits frères !... » Les trois chevaux dressent les oreilles, soufflent des naseaux, agitent la tête dans tous les sens et partent enfin à vive allure, au travers des rafales aveuglantes. Mon cocher se retourne alors vers moi et me dit : « Vois-tu, barine, quand on ne sait plus son chemin, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de s’en remettre à ses bêtes et à la grâce de Dieu ! » Une heure plus tard, j’arrivais à Iaroslawl.

Je réponds à Maklakow :

— Il est très poétique, votre apologue ; mais j’avoue que je l’aurais mieux apprécié en temps de paix.



Jeudi, 31 décembre 1914,

Dans une heure, l’année 1914 va finir.

Tristesse de l’exil...

Depuis que cette guerre bouleverse le monde, les événements ont tant de fois déjà contredit les calculs les plus rationnels et démenti les prévisions les plus sages, qu’on n’ose plus se risquer au rôle de prophète, sinon dans la limite des horizons proches et des contingences immédiates.

Cependant, cet après-midi, j’ai eu avec le ministre de Suisse, Odier, une longue et libre conversation, où l’échange de nos renseignements, la rencontre de nos idées, la différence de nos points de vue ont quelque peu étendu mes perspectives. Odier est un esprit lucide, exact, joignant à beaucoup d’expérience un sens aigu de la réalité. Notre conclusion a été que l’Allemagne a commis une lourde erreur en croyant terminer la guerre promptement ; que la lutte sera très longue, très longue, et que la victoire définitive appartiendra au plus tenace.

La guerre devient donc une guerre d’usure et il faudra,