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Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 62.djvu/690

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thème escarpé, tout en notes montantes, et par quel rude chemin ! Une autre, encore plus belle, en ut mineur et du genre chromatique, n’est pas d’un accent moins douloureux et moins âpre que le célèbre Weinen, Klagen, de Jean-Sébastien. (C’est ainsi, vous le savez, qu’on appelle Bach, lorsqu’on veut se donner des airs.) En vérité, ce royaume, cet univers latin ne le cède guère à l’autre, le germanique, celui que les Bach et les Haendel ont créé. Avec moins d’étendue, il l’égale peut-être en profondeur. Il y règne parfois une lumière plus azurée, qui nous émeut encore davantage. Les formes sonores dont il est peuplé sont les sœurs, plus jeunes, mais aussi pures, des formes plastiques de la Renaissance italienne. Elles ont même caractère, même précision et même relief, la fermeté des lignes et la sûreté des traits, l’élégance et la force, ou la virtù, comme on disait alors, tour à tour quand ce n’est pas ensemble. Oh ! les formes, ou la forme, nous faut-il donc aller la chercher, l’aimer, l’adorer si loin derrière nous, parce que devant nous, de jour en jour, elle s’efface et s’évanouit ? Jusques à quand devrons-nous marchander notre admiration et notre tendresse au progrès pour les réserver au commencement ? Lisez les Durante, les Porpora, les Marcello. Surtout, de Frescobaldi, le plus ancien maître cité dans le recueil dont nous parlons, lisez une certaine Toccata di durezze e ligature. Elle est faite, comme le titre l’indique, de notes dures et liées, de notes plutôt que de phrases ; d’accords aussi, de lents accords, admirables d’énergie, d’audace et de rudesse. « Harmonie, harmonie ! » dit Musset, et lorsqu’il ajoute : « Qui nous vins d’Italie, » nous doutons parfois s’il ne se trompe pas et si plutôt ce n’est point la mélodie qu’il devrait invoquer. Mais une telle page « qui nous vint d’Italie » en effet, donnerait raison au poète. C’est d’harmonie, encore plus que de mélodie, qu’une œuvre de ce genre est un chef-d’œuvre. Trois fugues, également du vieux maître romain, ne sont pas de moindres merveilles. La dernière est une chose splendide. Ah ! dame, ce n’est pas « le caractère enjoué. » Très longue, toute en valeurs lentes, elle est d’une sévérité terrible. Mais de quelle hardiesse, de quelle étonnante, et chromatique et prophétique nouveauté ! Je me demande si Tristan a rien de plus téméraire. On rapporte qu’un de nos « jeunes, » — ou se croyant tel, — musicien polyphonique, sinon polytonique à l’excès, aurait déclaré dernièrement que la musique devenait impossible, les sept notes de la gamme n’y suffisant plus désormais. S’il a parlé de sa musique à lui, c’est tant mieux. Et puis il reste assez de compositeurs dans le passé et, dans le présent, d’auditeurs, à qui le vieil heptacorde a pu suffire et suffit encore.