Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 62.djvu/778

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tandis qu’ils juraient fidélité au Roi jusqu’à la mort, la musique faisait retentir les accents du Gott erhalte... Ce soir tout était solitude et silence. Dans son palais de Schönbrunn, l’Empereur-Roi était seul, complètement seul.

Le prince de Windischgraetz atteignit enfin l’antichambre qui donnait accès chez l’Empereur. Dans l’immense pièce vide, il n’y avait qu’un aide de camp qui lisait : « Sa Majesté vous attend, » dit-il au Prince. Et il introduisit Windischsgraetzdans le cabinet qu’on appelle le Salon des Gobelins. Après quelques mots échangés sur la situation diplomatique : « Eh bien, dit l’Empereur, vous savez qu’on vient d’assassiner Tisza ! C’est une chose épouvantable ! « Il prononça ces paroles sans chaleur, n’ayant jamais beaucoup aimé le premier ministre hongrois. — « Permettez-moi, dit Windischgraetz, de vous mettre une fois de plus en garde contre Michel Karolyi. » — « Non, interrompit l’Empereur, Karolyi est un honnête homme. Le peuple, en Hongrie, est avec lui. Nous devons le seconder de toutes nos forces. Il est maintenant premier ministre, et j’ai ordonné que les troupes se mettent à sa disposition. » Le Prince s’informa alors si Karolyi avait prêté le serment de fidélité. — « Oui, répondit Charles en riant, et je crois bien que c’est la première fois qu’un ministre a prêté serment par téléphone. »

Mais dès le lendemain, Karolyi, exagérant à dessein l’agitation qui régnait à Budapest, et la présentant au Roi comme une révolution nouvelle, lui demandait d’être relevé de son serment. L’archiduc Joseph m’a raconté qu’il était, à ce moment-là, dans la pièce ou téléphonait Karolyi. Au bout de quelques instants, celui-ci posa l’appareil, en disant que Sa Majesté l’avait délié de sa parole. C’était reconnaître d’un mot l’indépendance de la Hongrie. Le pacte qui unissait le royaume de saint Etienne à l’empire des Habsbourg était désormais aboli. Ce que n’avaient pu réaliser plusieurs siècles de lutte venait de s’accomplir le plus simplement du monde, banalement, au téléphone.

Deux heures plus tard, à Schönbrunn, Windischgraetz et Jules Andrassy, ministre des Affaires étrangères et beau-père de Karolyi, se présentaient vers midi chez l’Empereur. La porte de son cabinet était ouverte, et ils le virent qui parlait au téléphone et semblait fort agité. L’Impératrice, immobile, se tenait debout près de lui. Apercevant ses visiteurs, Charles