Mardi, 22 juin 1915.
Ce matin, l’Empereur préside au lancement d’un grand croiseur cuirassé de 32 000 tonnes, l’Ismaïl, construit sur les chantiers de Wassily-Ostrow, à l’endroit où la Néwa sort de Pétrograd ; le corps diplomatique et le gouvernement y assistent.
Le temps est radieux, la cérémonie aussi imposante que pittoresque. Mais personne ne semble s’intéresser au spectacle. On chuchote dans les groupes, avec des mines consternées : on vient d’apprendre en effet que l’armée russe se retire de Lvow.
L’Empereur accomplit impassiblement les rites de la cérémonie. Pendant la bénédiction du navire, il se découvre. La lumière crue du soleil lui dessine, aux angles des yeux, deux rides profondes et violacées qui n’y étaient pas hier.
Cependant, la nef énorme glisse d’un mouvement irrésistible et lent vers la Néwa ; un grand remous agite le fleuve ; les amarres se tendent : l’Ismaïl s’arrête majestueusement.
Avant de se retirer, l’Empereur visite les ateliers, où les ouvriers sont rentrés en hâte. Il y reste près d’une heure, s’arrêtant souvent pour causer, avec cette affabilité tranquille, confiante et digne, par laquelle il excelle à se rapprocher des humbles. Des acclamations chaleureuses et qui semblent sortir de toutes les poitrines, l’accompagnent jusqu’au bout de son parcours. Et pourtant, nous sommes ici au foyer même de l’anarchisme russe !...
Quand nous prenons congé de l’Empereur, je le félicite de l’accueil qu’il vient de recevoir dans les ateliers. Ses yeux s’éclairent d’un sourire mélancolique ; il me répond :
— Rien ne m’est plus bienfaisant que de me sentir en contact avec mon peuple... J’en avais besoin aujourd’hui.
Mercredi, 23 Juin 1915.
Le directeur du Novoïé-Vrémia, Souvorine, vient me voir pour me confier son découragement :
— Je n’ai plus d’espoir, me dit-il ; nous sommes voués désormais aux catastrophes.
Je lui objecte le sursaut d’énergie dont tout le peuple russe est secoué en ce moment et qui vient de se traduire à Moscou par des résolutions efficaces. Il reprend :