pays une popularité malsaine, avec l’arrière-pensée d’être porté au trône par un mouvement séditieux. Les acclamations enthousiastes qui, pendant les troubles récents de Moscou, ont plusieurs fois salué le nom du Grand-Duc ont procuré a ses ennemis un argument très fort. L’Empereur hésitait pourtant à prendre une mesure aussi grave qu’un changement de généralissime dans la phase la plus critique d’une retraite générale. Les meneurs de l’intrigue lui ont alors représenté qu’il n’y avait plus de temps à perdre : le général Woyéïkow, qui a dans ses attributions la Sûreté impériale, a prétendu en effet que sa police est sur la piste d’un complot machiné contre les souverains et dont le principal artisan serait un des officiers attachés à leur service personnel. Comme l’Empereur résistait encore, on a fait appel à sa conscience religieuse. L’Impératrice et Raspoutine lui ont répété, avec la plus pressante énergie : « Quand le trône et la patrie sont en péril, la place d’un Tsar autocrate est à la tête de ses armées. Abandonner cette place à un autre, c’est enfreindre la volonté de Dieu ! »
D’ailleurs, le staretz, qui est extrêmement bavard de nature, ne fait pas mystère du langage qu’il tient à Tsarskoïé-Sélo ; il en parlait hier encore dans une réunion intime, où il a péroré deux heures de suite, avec cette verve primesautière, fougueuse et débraillée, qui le rend parfois très éloquent. Autant que j’en peux juger par les bribes qu’on me rapporte de ses discours, les arguments qu’il invoque devant l’Empereur dépassent de beaucoup les contingences actuelles de la politique et de la stratégie : c’est une thèse religieuse qu’il soutient. A travers ses aphorismes pittoresques, dont beaucoup lui sont probablement soufflés par ses amis du Saint-Synode, une doctrine se dégage : « Le Tsar n’est pas seulement le guide et le chef temporel de ses sujets. L’onction sainte du sacre lui confère à leur égard une mission infiniment plus haute ; elle fait de lui leur représentant, leur intercesseur et leur caution devant le Souverain Juge ; elle l’oblige donc à prendre sur soi toutes les fautes et toutes les iniquités, comme aussi toutes les épreuves et toutes les souffrances de son peuple, pour répondre des unes et faire valoir les autres devant Dieu... » Je comprends maintenant une phrase de Bakounine, qui m’avait frappé jadis : « Dans la conscience obscure des moujiks, le Tsar est une sorte de Christ russe. »