Russie traverse aujourd’hui, cinq cents ans après nous, des états de sensibilité de la fin du moyen âge. Vous rappelez-vous la chapelle de San Domenico où Sodoma a représenté l’Extase de sainte Catherine ? Vous rappelez-vous la fresque étrange que l’on voit à côté : une foule émue d’horreur, un tronc décapité d’où s’échappe un flot de sang, le bourreau qui élève en l’air par les cheveux la tête livide du supplicié et, auprès du billot, cette forme blanche à genoux, les mains jointes, les yeux au ciel, le visage transfiguré par la béatitude, cette figure divine d’amoureuse et de voyante, qui regarde et aperçoit là-haut l’âme du meurtrier reçue par Jésus-Christ ? Il faut relire après cela la lettre prodigieuse où la sainte raconte la scène à Raymond de Capoue : jamais l’auteur de l’Idiot et des Frères Karamazov, jamais le poète des assassins et des prostituées n’a écrit de pages plus bouleversantes, plus remplies du délire de la tendresse humaine et de l’ivresse du sang, de l’amour et de la mort.
Mais déjà, dans cette autobiographie à peine déguisée, se montrait le pouvoir d’observation de Tozzi : le plaisir de tracer des portraits, de faire vivre des figures et d’animer des personnages. Les caractères, celui du vieux Domenico, celui surtout de cette petite coquine de Gisèle, sont admirables. Ce qui manque le plus, c’est l’art de composer. Dans les Trois croix, l’auteur se détache de lui-même ; il aborde le roman impersonnel. Le sujet, certainement réel, est si nu, tellement dépouillé de circonstances et d’accessoires, qu’il devient presque impossible à résumer. C’est l’histoire d’un délit vulgaire, un simple fait divers de la chronique locale, que l’histoire de ces trois frères Gambi, libraires et antiquaires qui, ayant trouvé une dupe, le chevalier Nicchioli, fabriquent en son nom de fausses lettres de change. La librairie ne va pas fort à Sienne ; hormis quelques ouvrages de piété, il n’y a pas aujourd’hui, comme au temps de Stendhal, quinze personnes par an pour acheter un livre. Il suffit d’être entré une fois dans ces boutiques où le faux objet d’art s’étale si naïvement, comme une industrie nationale, pour se douter qu’il est bien tentant de ne pas s’en tenir là et qu’il n’en coûte pas plus de falsifier un chèque que de vendre un faux primitif à un Yankee problématique ; on peut dire que cela suppose la même bonne foi et la même tranquillité de conscience : personne n’est forcé d’y croire, tant pis pour les nigauds !
Cette vilaine histoire d’abus de confiance, comment, à force