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Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 63.djvu/206

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qui m’estimaient :… on ne peut pas exiger que je sois fait autrement que Dieu m’a mis au monde… »

Le matin de son suicide, sur le chemin de la boutique, il rencontre le Français qu’il étonne par la liberté de sa conversation. Le jeune homme l’emmène sur la Lizza déserte, d’où l’on embrasse une vue admirable de Sienne : Jules contemple la ville avec attendrissement, jamais il ne l’avait tant aimée.


Reviendrez-vous ici ? demanda l’étudiant.

Chi lo sà ? Est-ce qu’on sait qui vit ni qui meurt ? Et puis, — moi !… Je me rappelle un souvenir d’enfance. Je n’avais qu’à rester seul une demi-heure sans rien faire, pour qu’il me vint une espèce de doute dont j’avais peur. Je n’étais même plus sûr d’exister. La nature de ce doute, je ne saurais l’expliquer ; je vais essayer de me faire comprendre. Vous avez eu sans doute, quelquefois, en rêvant, une espèce de sensation vague, — agréable ou non, on ne saurait le dire, — qui en même temps vous empêchait de croire à votre rêve ? Vous auriez voulu cependant que ce fût la réalité. Mais cette sensation combattait, dissipait votre rêve : vous n’arriviez plus à faire que ce rêve et vous fissiez corps. Eh bien ! la réalité, — on appelle cela la réalité ! — me faisait, à moi, le même effet. Je ne savais plus si tout ce que je voyais n’était pas un songe plus vaste, continu, un songe devenu habituel, et dont je n’avais plus qu’une conscience intermittente. Pour mieux dire, figurez-vous que le présent lui-même me donnait l’impression d’une réalité toute conventionnelle.


Aveu solennel, imprévu, où sonne le fond d’une âme ! Ainsi, dans ces villes de province, l’absence de contacts sociaux, l’ennui, la solitude favorisent le développement d’originalités singulières. Les caractères, souvent mesquins, s’épanouissent avec moins de contrainte. Chacun suit en secret sa pente, chacun s’accuse dans son pli. Sur ce théâtre minuscule, l’antiquaire est devenu un de ces monstres cérébraux dont l’intelligence fonctionne comme une machine à faire le vide : il ne rencontre plus de limites à son « moi. » Et, poussé d’ailleurs confusément par l’horreur de déchoir et l’esprit de famille, — ce sentiment si fort au cœur de l’Italien, — il s’est cru maître de vivre à sa guise le songe de la vie. Il s’est trompé, il s’exécute. Et laissant Nisard ébahi de tant d’ « inconscience, » il rentre froidement dans sa boutique et se pend.

Ses frères ne lui survivent pas longtemps. Nicolas meurt d’apoplexie. Henri tombe au dernier degré de la misère et de