va..., où l’on irait. Les autres, — qu’ils s’appellent progressistes, cadets, octobristes, peu m’importe, — trahissent le régime et nous mènent hypocritement à la révolution, qui les emportera d’ailleurs dès le premier jour ; car elle ira bien au delà de ce qu’ils croient ; elle dépassera en horreur tout ce qu’on a jamais vu. Les socialistes ne seront pas seuls de la fête ; les paysans s’en mettront aussi. Et quand le moujik, ce moujik qui a l’air si doux, est déchaîné, il devient sauvage. On reverra le temps de Pougatchew. Ce sera effroyable ! Notre dernière chance de salut est dans la réaction..., oui, dans la réaction. Sans doute, je vous choque en vous parlant ainsi, et vous avez la politesse de ne pas me répondre ; mais laissez-moi vous dire tout ce que je pense !
— Vous avez raison de ne pas prendre mon silence pour un acquiescement. Mais vous ne me choquez pas du tout et je vous écoute avec beaucoup d’intérêt. Continuez donc, je vous prie.
— Soit ! Je continue. En Occident, on ne nous connaît pas. On juge le tsarisme d’après les écrits de nos révolutionnaires et de nos romanciers. On ne sait pas que le tsarisme est la Russie même. Ce sont les tsars qui ont fondé la Russie. Et les plus rudes, les plus impitoyables ont été les meilleurs. Sans Ivan le Terrible, sans Pierre le Grand, sans Nicolas Ier, il n’y aurait pas de Russie... Le peuple russe est le plus docile de tous quand il est sévèrement commandé ; mais il est incapable de se gouverner lui-même. Aussitôt qu’on lui lâche la bride, il tombe dans l’anarchie. Toute notre histoire le prouve. Il a besoin d’un maître, d’un maître absolu : il ne marche droit que lorsqu’il sent au-dessus de sa tête une poigne de fer. La moindre liberté le grise. Vous ne changerez pas sa nature : il y a des gens qui sont ivres pour avoir bu un seul verre de vin. Nous tenons peut-être cela de la longue domination tartare. Mais c’est ainsi ! On ne nous gouvernera jamais par les méthodes anglaises... Non, jamais le parlementarisme ne s’implantera chez nous.
— Alors, quoi ?... Le knout et la Sibérie ?
Il hésite un instant ; puis il reprend, avec un gros rire acerbe :
— Le knout ? C’est aux Tartares que nous le devons et c’est ce qu’ils nous ont laissé de mieux... Quant à la Sibérie, croyez-moi : ce n’est pas sans motif que Dieu l’a placée aux portes de la Russie.