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Mais ce soir, comme exprès pour donner un peu de tragique à mon installation dans ce quartier si perdu, un terrible orage vient ébranler notre toit, tout s’assombrit ici et, malgré le luxe oriental qui m’entoure, tout me parait un peu lugubre.


Jeudi, 28 août.

Me voici donc encore une fois installé dans mon cher Stamboul, au fond d’un quartier introuvable, presque inaccessible, au bout de longues rues du temps passé, dont, jusqu’à ce jour, j’ignorais presque l’existence.

Quand on est sur la sainte place de Sultan Fatih, qui, elle, m’est familière depuis bientôt quarante ans, il faut prendre « Charchembé Djiadessi, » une rue de vieille Turquie, entre des tombes et des maisons aux fenêtres grillagées, la suivre pendant un kilomètre et demi, tourner à droite, devant une petite mosquée très antique, traverser une fondrière et enfin on arrive chez nous, au fond d’une sorte d’impasse, au premier aspect de coupe-gorge, où les cochers hésitent toujours à s’engager. Cette impasse tortueuse, bordée de vieilles maisons de bois croulantes, de vieux murs, de vieux arbres, se perd dans un recoin mystérieux et sombre. De l’herbe partout sur les pavés, un petit minaret en ruine, pas de vue, d’aucun côté ; on se croirait dans un humble village d’Anatolie, bien plutôt que dans cette ville immense.

Le matin, un chant ou une musiquette de flûte annonce l’arrivée de quelque marchand de fruits, ou de quelque porteur d’eau, en costume d’Asie. Le reste du temps, personne ne passe, si ce n’est, de loin en loin, un Turc en caftan et turban, qui va se perdre dans l’une des maisonnettes grillées de la ruelle. Le soir, au clair de lune, deux jeunes filles, toujours les mêmes, font les cent pas, bras dessus, bras dessous, mélancoliques et craintives, sans s’éloigner de leur demeure. Les siècles n’ont pas dû marcher pour ce quartier mort.

Et ma maison est là, très grillagée, elle aussi, et très silencieuse. Au rez-de-chaussée sont les logis des domestiques et de la police qui me garde : huit ou dix hommes. Dans le vestibule de marbre blanc, bas et sombre, il y a, sur des étagères, leurs socques et leurs babouches ; Sabah Eddin l’un des serviteurs que m’a prêtés le Sultan, est derviche, et j’ai aussi repris mes anciens domestiques d’il y a dix ans, le grand Djeniil et Hassan, le naïf.