Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 65.djvu/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

impérial en lampas rose et argent, par où un homme pourrait sortir, mais à la condition d’y être jeté la tête la première. Il s’en échappe aussitôt une bouffée d’air humide et glacé qui sent la mort. — « Ah ! parfaitement, dis-je, une oubliette ! » Une oubliette en effet, et on y jette, pour me convaincre, une pierre que j’entends rouler peu à peu à d’étonnantes profondeurs et dont la chute se termine dans les eaux du Bosphore, à une centaine de mètres au-dessous de nous.

Nous visitons ensuite d’autres appartements splendides et terribles et de petits jardins nostalgiques, aux plates-bandes bordées de buis, qui sont enfermés dans des murailles dont on peut juger l’épaisseur par les parois des fenêtres. A travers les grilles de ces ogives on aperçoit, mais, il est vrai, de très loin et de très haut, l’azur magnifique de la Marmara.

Pour rendre ce Vieux Sérail plus sinistre, de place en place, dans les couloirs étroits et sombres, qui conduisent d’un palais à un autre, sont suspendues des petites lampes allumées. — « C’est, me disent mes hôtes, pour perpétuer le souvenir de tel Sultan ou de telle Sultane qui furent égorgés ici il y a cent ou deux cents ans. »

Afin de me faire plus d’honneur, on me présente les derniers eunuques blancs, sorte de demi-fantômes qui terminent ici leur vie étrange. (On sait qu’on ne fait plus maintenant que des eunuques noirs.) Ce sont de petits vieillards tout ratatinés, dont le visage à mille plis est d’une pâleur presque grisâtre. On nous montre aussi, à l’entrée de leur quartier, des séries de bâtons de différentes grosseurs, de gourdins noueux, suspendus par des ficelles, qui servaient à les battre quand ils avaient commis quelque manquement grave.

Notre couvert de six ou huit personnes est mis dans un petit salon oppressant et obscur où la table ronde en argent massif est chargée d’une vaisselle sans prix, dont la moindre pièce serait un objet de choix pour un musée. Le diner servi dans une telle magnificence, par des hommes graves en longue robe de soie ancienne et de coupe surannée, est frugal, sans alcool, bien entendu, sans vin, ce qui serait fort injurieux pour les mânes des grands morts qui, avec la nuit, vont sortir des souterrains ou des salons somptueux.

On parle bas et chacun à son tour.

La nuit, qui enveloppe déjà ce lieu plein de mystères, même